Mardi, 13 janvier 1874
# Mardi, 13 janvier 1874
J'avais mis sous l'oreiller un peigne et un petit miroir et j'ai rêvé qu'Allard me coiffait, en effet Joséphine me réveille en disant que le coiffeur m'attendait. Tout cela prouve que je ne suis pas en état de deviner l'avenir. L'année dernière j'ai rêvé que je montais à cheval et hier qu'on me coiffait, et tout cela s'est réalisé.
Cet animal ne me coiffe pas comme j'aime.
Nous allons à l'église (robe bleue ciel, chapeau brun, pas mal, très mal à mon aise), tout le temps à l'église j'étais misérable, il y avait un moment où je voulais m'en aller, enfin par bonheur c'est fini. Cette robe est très inconfortable, le corsage est mal fait. De plus la coiffure me chiffonnait. Je crois que j'étais ridicule.
Je monte in fretta me changer (robe bleue), je me décoiffe et je me sens relieved.
Je propose à la princesse et à Machenka de venir avec moi, tandis que les autres précéderaient Auguste, nous prendrions un fiacre et nous irions à la Réserve et puis à la Promenade, mais chez nous rien ne se fait, il y a des obstacles; maman a dit que bientôt ils iront à Monaco, que nous aurons Auguste, qu'il vaut mieux garder les deux louis qu'elle m'a donnés. C'était comme une douche froide; je sors avec eux en landau avec l'intention de retourner les chercher.
Il n'y a pas encore beaucoup de monde à la Promenade, aussitôt que nous passons le Grand Audiffret qui était à pied monte en une petite voiture (genre duc) et se précipite sur la nôtre si bien qu'une des ailes de la sienne se casse je crois, mais c'était fait exprès car il ne s'est pas même tourné.
Il y a un mois il devait nous être présenté par le spirite mais ce petit fou ne l'a pas présenté.
J'ai ri de cette aventure, il s'est exposé à devenir ridicule pauvre bête ! Je les conduis à la gare. Je veux prendre une calèche, un fiacre mais Dina vêtue de sa robe noire veut une voiture à volonté; nous prenons une élégance niçoise détestable. Je ne dirai pas comment papa ne voulut pas aller en petite voiture, comment on resta une demi-heure à la Baquis, comment Georges et Stiopa agaçaient tout le monde, comment j'aurais mieux voulu rester chez moi que de me martyriser ainsi. Enfin moi et la princesse nous allons dans cette élégance niçoise; une poussière éclaboussante, on ferait bien d'arroser un peu. Je voulais déménager dans le landau mais nous l'avons longtemps cherché, ce n'est qu'après avoir deux fois subi le regard haïssable du singe Lambertye qui était avec les Labanoff et un bataclan de messieurs: être ainsi exposée à toute la poussière. J'étais hors de moi, j'aurais voulu pleurer. Enfin le landau, je m'y place avec bonheur.
Je suis contente de moi car je ne rougis plus à tort et à travers, comme autrefois je rougissais pour Wittgenstein, pour Audiffret même quelquefois pour le singe Lambertye. J'étais en train de dire mon triple miserere lorsque Wittgenstein passe, il n'est pas ivre. Lord Falkner est très souvent loin d'être en état de tempérance; ce matin nous l'avons rencontré bras dessus, bras dessous avec un monsieur et ivre comme un cochon. Je ne crois pas que le duc de Hamilton buvait tant, ça se verrait sur sa face, et il était tout frais.
C'est une misérable journée ! Je suis si malheureuse et misérable depuis le matin. Je vois tout le monde heureux et content, en société, satisfait, ed io sol uno m'apparecchiavo a sostenere la guerra si del cammino e si della pietate che ritrarrà a mente chi non crede.
Grand Dieu, est-ce que toute l'année sera aussi désagréable pour moi ?
Je ne puis pas voir les bataclans au détroit des Mouches sans envie, car je suis envieuse ! Je me sens poussiéreuse, misérable, malheureuse. Bref, j'étais souverainement contente de rentrer et de me mettre au piano.
Demain c'est le premier grand concours, j'envoie chercher un fiacre, à huit heures du soir je mets mon conspirateur très commode le soir, et avec la princesse nous allons à la gare savoir l'heure du départ du train spécial; il fait froid et bon, à la gare il n'y a pas une âme excepté un homme endormi sur un banc au coin. Mais par bonheur nous trouvons une affiche. Il faut avoir des billets spéciaux qu'on se procure entre autres aux secrétariats des principaux hôtels. Nous allons chez Chauvain, mais c'est trop tard, d'ailleurs on peut les prendre à l'entrée de la salle d'attente de première classe.
Je dis de passer par la Promenade, arrivé vis-à-vis Centifolia nous tournons et rentrons.
J'avais les joues pincées par le froid, et j'aime cela.
J'espère (après ce j'espère j'ai relu la journée d'aujourd'hui) j'espère que toute l'année ne sera pas comme aujourd'hui.
Mon Dieu comme nous passons notre premier janvier !
J'ai bien dîné, c'est une consolation.