Jeudi, 15 janvier 1874
# Jeudi, 15 janvier 1874
Est-ce que ça pouvait être autrement ? Pourquoi pouvais-je penser que cette fois ce sera mieux, bien ?
Et toutes les fois il me semble que ce sera autrement, que je me trompe que ce sera bien ! Aux courses j'étais la plus malheureuse. Les courses, c'est-à-dire la société et les toilettes étaient extraordinairement brillantes. On a beau critiquer cette société, tout de même ça en est une, et bonne.
La comtesse Harzinski, la vicomtesse Vigier, la princesse Labanoff, la princesse de Chimay, la duchesse de Mouchy, avec leurs maris excepté le Labanoff qui était avec sa fille. Tout cela sont de beaux noms, de belles toilettes et de jolies femmes.
Tout cela était ensemble, on se connaît, on se parle, on est gai.
Nous, seules, les misères des misères, bien habillées mais j'aimerais mieux ne pas l'être ! Dire ce que je sens, décrire mon indignation, l'envie, la méchanceté, l'abaissement de soi-même, est chose trop difficile et qui ne peut s'exprimer par ma plume rude et poussiéreuse. Plus tout le monde s'amuse plus je me déchire le cœur et l'âme. Ce n'est pas pour moi, dis-je, je n'ai que quatorze ans, mais j'en aurai donc seize un jour !
Mon Dieu ! Je souffre beaucoup, mais pas encore assez pour mériter une récompense.
Ma tante se sentait aussi misérable, plus que moi, elle voulait le cacher de moi et elle était encore plus misérable. Il y a une quantité de beau monde, des voitures sans nombre; MM. Woerman et Lambertye allèrent chercher la princesse Labanoff et sa fille. La princesse avec Woerman et sa fille avec Lambertye.
Enfin, quoi, tout le monde est du monde comme il faut, et moi, malheureuse, je regarde avec envie ce qui est dû, et les choses de tous les jours.
Pitié des pitiés, misère des misères. J'étais heureuse après la deuxième course de regagner la voiture. Nous sommes quatre, moi, ma tante, Dina et Paul, ce vilain mal élevé qui courait de tous les côtés.
La voiture-monstre est partie chargée de dames et Lambertye sur le siège. Je ne pus voir qui étaient les dames.
Nous partons les derniers, car il fallait attendre mon frère qui se conduit comme un bourru, comme un paysan mal élevé. Les Galve n'y étaient pas. Tibet est venu nous parler à la voiture. Les courses étaient brillantes, pour Nice surtout. Il y avait un attelage à la daumont. A la Promenade on peut à peine passer. J'étais si misérable que j'ai à peine vu les chevaux et je n'ai rien compris. Combien de fois me disais-je que, plus tout le monde s'amuse, plus je suis au désespoir ! Aux courses on va pour voir, on se rencontre, on se connaît !
Nous avons passé deux fois par la Promenade criblée, remplie de voitures et de piétons. A l'avenue de la Gare (robe brune, bien) nous rencontrons maman déguenillée avec des déguenillés. Oh ! malheur !
A dîner je ne parlais pas, mais je n'avais pas un air mécontent. (Mme Anitchkoff et Machenka)
Alors maman dit :
- Moussia, elle ne sait pas elle-même ce qu'elle veut, car elle est gâtée; elle veut un homme, mais c'est trop tôt, ma foi. Cela me mit hors de moi, j'aurais voulu pleurer, crier. Voilà comment on interprète mes sentiments ! Voilà comment on me comprend ! On ne veut pas comprendre pourquoi je suis mécontente car eux-mêmes le sentent et le savent et ne veulent que le dissimuler.
Grand Dieu, pardonnez mes murmures ! Mais faites-nous vivre un moment, comme j'aime, comme tous ces gens vivent. Ôte de sur nos têtes la malédiction, sauve-moi, pardonne-moi !
Je souffre vraiment. Oh ! si nous pouvions vivre comme tous ces gens, comme le monde de Nice au moins !
Je pleure de rage et d'envie !