Bashkirtseff

Lundi, 12 janvier 1874

Orig

# Lundi, 12 janvier 1874

A la Promenade, j'étais en voiture avec la famille et j'ai vu Wittgenstein avec Lambertye. La bella Zigouzin se promenait en voiture de malade. Son époux l'a battue, nous supposons. Ce Lambertye est un homme étonnant, un instant on le voit avec l'un, une minute après avec un autre; aujourd'hui je l'ai vu à la Promenade pendant une heure avec cinq personnes différentes: Wittgenstein, Galve, la princesse Labanoff etc. etc. (robe bleue, chapeau brun bien). Je commence à avoir une taille mince et jolie, allons pas de modestie ! j'ai une très jolie taille fine et bien faite. Ensuite je marche avec Hitchcock; nous étions sur le point de rentrer lorsque Machenka paraît vis-à-vis le cercle de la Méditerranée, je renvoie Hitchcock et bras dessous, bras dessus, nous remontons encore une fois la Promenade jusqu'au N° 25. Les Galve sont au détroit des Mouches avec une femme que je prenais à Vienne pour une cocotte.

Sonia vient chez nous avec moi, je lui montre la robe bleue.

Tout le monde exceptés Stiopa et Walitsky dînent à la maison.

Maman me propose d'aller chez Mme Warrodel la voir s'habiller pour le bal, (tous deux étaient aujourd'hui à deux heures chez nous. Ils sont charmants) (que je voudrais remplacer cette phrase banale !), Sonia est très contente de sortir des mains de sa mère. Ce soir nous sortîmes à pied, en passant une minute chez les Teplakoff, madame est très malade. Chez Escoffier nous prenons un paskha et nous allons porter cela à Mme Warrodel, pour la pendaison de crémaillère.

Nous la trouvons seule, en peignoir blanc, elle se prépare à aller au bal floral, ce soir. Elle aime tant maman ! Car c'est maman qui la conduisait aux bals l'hiver dernier et c'est maman qui lui a présenté son mari. Elle est gentillette. Mais c'est étrange, je ne puis comprendre, ni le mariage ni la mort. Elle racontait toutes ses impressions. M. Warrodel entre et nous partons. Je reste avec tout le monde jusqu'à dix heures et demie, alors je monte chez moi, je mets ma chemise toute fraîche, j'ôte les bottines, je laisse flotter mes cheveux et je jette sur mes épaules le bédouin blanc; in that attire, je m'enferme, j'arrange les glaces et m'y voilà enfin.

Pendant longtemps je ne voyais rien, puis peu à peu je commençais à distinguer quelques petites figures mais pas plus grandes que dix ou douze centimètres. Je vis une multitude de têtes seulement, coiffées de la manière la plus bizarre du monde, toques, perruques, bonnets démesurés, tout cela tournait, puis je distingue une femme qui me ressemble en blanc, un fichu sur la tête appuyée avec les coudes sur une table et le menton sur les mains mais légèrement, les yeux levés. Puis elle se dissipe. Je vois un plancher d'église en marbre blanc et noir et au milieu un groupe costumé, un d'eux était couché, plusieurs assis ou debout, je n'ai pas bien compris. Il m'a semblé voir sur la gauche plusieurs hommes, Tormosoff, avec sa barbe qui devient peu à peu rouge, Lambertye et M. Vigier, mais je ne crois pas.

Au milieu, debout, enveloppée d'un long manteau, en chapeau rond et la tête penchée (comme Gioia sur la phot. que Chilovski a montrée, celle qui est debout) était la comtesse de Galve, je l'ai vue plus que les autres.

Ensuite il m'a semblé comme dans un brouillard un homme en habit et une fiancée mais les figures étaient invisibles.

Au centre encore, un homme dont je ne puis voir la figure, car une bouteille assez grande la lui couvrait comme ça:

J'ai vu Mme Vigier; ce qui dominait ce sont les têtes coiffées et puis, je suppose, moi, le buste seulement; en toutes sortes de costumes qui se changeaient à chaque instant, les poses et les décolletés aussi. La scène était très brillante.

Tout à fait au commencement les garnitures du miroir réfléchies sans fin me parurent un instant comme un cercueil, mais je m'aperçus de l'erreur. Il faut savoir que j'étais un peu agitée et je pensais à chaque minute que je verrais quelque chose d'affreux. Mais les coiffures me rendirent le calme.

Je me lève fatiguée, peut-être aurais-je vu encore quelque chose.

Je vais chez maman et lui raconte tout, mais elle était endormie et ça n'a produit que peu d'effet. Demain je raconterai à tous, car c'est étrange.

J'aurais sans doute vu mieux mais je bougeais le miroir et les yeux.

J'ai rencontré ma nouvelle année en regardant ces costumes et coiffures indéfinissablement étranges, fantastiques et diverses.

Vive l'année 1874 en Russie !

Adieu 1873 !

Vive 1874