Bashkirtseff

Vendredi, 9 janvier 1874

Orig

# Vendredi, 9 janvier 1874

A dix heures Auda est venue, mais elle dit qu'elle ne peut rien faire pour aujourd'hui, maman est désolée et ma tante gronde et crie rappelant tous les exemples de notre inconséquence. J'étais, moi aussi, un peu fâchée ce qui ne m'a pas empêché de déclarer froidement que je ne tiens pas beaucoup d'aller, mais maman veut absolument que j'aille, me dit de m'habiller et me rejoint dans la salle à manger (robe brune, pas mal). Nous montons dans un fiacre et allons en ville avec la robe. Je pensais aller chez Gonin et je n'osais pas le dire lorsque maman le proposa. Je consens. Le temps est glorieusement beau.

Il y a plus de deux ans que nous n'allons plus chez Gonin, c'est une entrevue solennelle. Mais elle est très aimable et veut m'arranger cette fameuse robe. Elle a de nouveaux salons et tout est très bien monté. De là nous allons chez Simone, pour les bottines de Nadia, sa robe, ses bas, mes bas, etc. etc. Manby a une robe exactement comme les Galve. Nous vîmes les enfants de la comtesse, ils sont adorables, et il faut savoir que je n'aime pas les enfants, donc si je dis adorables !..

Le déjeuner se passe vite et je monte, tous peu de temps après font de même. J'ai une figure fatiguée, comme toujours lorsque je me couche après minuit. La coiffure est prête en cinq minutes, comme tous les jours, mais il n'est pas de même pour la robe au lieu de deux heures on l'apporta à quatre heures et demie. Dix fois on s'est impatienté, pas moi, j'attendais tout tranquillement. Les Striker étaient venus à deux heures et on les envoya chez les Howard à trois heures et demie avec Paul et Nadia toute fière de sa toilette (une robe verte et blanche du deuxième bal à Bade) et de son entourage. Elle promet cette enfant; elle n'aime que les hommes.

Voilà ce que représentait ma chambre: J'étais assise en corset et jupons à gauche de l'armoire à glace, maman marchait et tantôt s'asseyait agitée, Machenka sur un fauteuil près du placard, la princesse dans le coin sud-ouest, Dina près du lit et sur le lit ma tante qui grondait tout le temps. Ils m'agaçaient un peu ces chiens, surtout Machenka avec son:

- Certainement ils ne l'apporteront pas.

Maman et ma tante déployaient de l'esprit de l'escalier dans toute sa magnificence. Tout à coup maman qui était sortie de la chambre rentre avec la boîte et la robe, en un twinkling of the eye je suis prête, c'est assez bien arrangé. Il est je crois quatre heures et demie. Enfin nous partons.

Miserere !

Striker 2 et Paul nous attendaient devant la porte, j'entre avec Striker. Le Bal a lieu dans la salle à manger, le buffet dans l'étude, pour musique un piano. Hélène, Lise et Mme Howard me reçoivent, pourquoi si tard etc. etc. etc.

J'ai expliqué cela par une fièvre de ma tante. Tout le monde me dit: How late, ou quelque chose dans ce genre. J'étais engagée pour le cotillon hier par Striker 2. C'est le cotillon qu'on dansait. A l'entrée de la chambre étaient toutes les mamans, Mme Apletcheieff, Kondratieff, etc. etc.

On n'allume pas encore for an hour. Les Boutowsky en vigogne bleue, pas mal. La fille de l'institutrice est assez gentille; elle me souriait toujours, tâchait de me parler et en partant m'a shook the hand. En fait de garçons, les Barter, Tibet, Allen et beaucoup d'autres. Les Orgeski, Anitchkoff, les petites Prodgers et encore et encore.

C'est égal, le cotillon était joli, j'étais toujours entourée. Les deux Ajax car le n° 1 était avec sa dame à côté de moi et ne lui parlait pas, et Tibet qui m'éventait. Vers six heures tous les petits partent et il ne reste que nous, les Boutowky, les garçons et encore quelques-uns. Le jeune Ajax m'a donné une rose que je garde, ce sera un talisman: lorsque je voudrai subjuguer je la porterai dans un médaillon. J'eus cette idée ce soir. Comme c'est amusant d'avoir des followers et de ne jamais faire attention à un plus qu'à un autre. Ce n'est pas de ces garçons que je parle, car ce sont des enfants, mais en général. On leur ordonne, on leur commande, ils obéissent avec ivresse tandis que moi, je suis toujours égale, toujours la même.

Je suis devenue très froide, froide comme une Anglaise. Dina s'enflamme et a proposé une matinée chez nous le 8 janvier d'après le russe, à sept heures à peu près on se sépare. Nous ramenons Ajax 2 chez lui ne sachant pas que Paul, qu'un jeune Américain reconduit avec lui, a invité n° 1 chez nous. Mes bottines me serraient trop.

Après dîner je prends "Les Echos" et j'y trouve "Le mariage du duc de Hamilton". C'est à peu près la même chose que dans le "Galignani". Ils commencent: "Le duc de Hamilton est un personnage trop connu à Nice pour qu'on ne s'intéressât aux détails etc. etc. etc. Je faisais des bêtises et papa enrageait. On parla de Bade, (Katsaï) et Hamilton, papa parla de Hamilton comme d'un roux sale et un homme peu soigneux de sa personne, un monstre. Puis il dit qu'il l'aime mieux que Carlo qui est trop élégant, car il avait même souvent, sur les coutures c'était élimé et sale. J'étais heureuse. Mais je suis folle.

Depuis son mariage, je suis comme une rose trempée dans de l'eau chaude. Je pensais avant que je serai toujours gaie et vive et childish, jamais on ne me surprenait une pensée sur la figure, je croyais que toujours je sauterais sur un pied et viendrais en courant me rouler sur un canapé en rentrant de promenade, je me disais que je ne serais pas comme les autres qui sont sérieuses comparativement et réservées, et en effet je ne devais pas changer, je ne comprenais pas comment ce sérieux vient, comment de l'enfance on passe à l'état de jeune fille, je me demandais comment ça vient, peu à peu ou bien en un jour ? Je croyais que cela ne viendrait jamais pour moi car je ne savais pas ce qui le cause. Mais ce serait un prodige, un miracle si je ne changeais pas, et comme il n'existe pas de miracles j'ai changé.

Ce qui mûrit, ce qui change et développe, c'est un malheur ou l'amour, si j'étais un bel esprit je dirais que c'est synonyme, mais je ne le dis point, car l'amour c'est ce qu'il y a de plus beau au monde et lorsqu'on n'aime pas on ne vit pas. C'est vaste.

Je me compare à une eau qui est gelée au fond et ne s'agite qu'à la surface, car rien ne m'intéresse, rien ne m'amuse dans mon fond, (voir dans les livres précédents, ma folie de fond).

Walitsky et Stiopa qui reviennent de Monaco me dirent que Collignon était arrivée et mariée.