Bashkirtseff

Jeudi, 1er janvier 1874

OrigCZ

# Jeudi, 1er janvier 1874

Supplément du livre 14ème.

Je me trouve embarrassée pour écrire 1874 au lieu de 1873.

Je préparais mon anglais pour demain, on vint me chercher et après m'avoir fait attendre une demi-heure je descends (robe bleue, chapeau brun, bien). Chez Mme Prodgers il y a grande réception, comme elle est heureuse.

Maman tenait en mains un paquet de toutes sortes de journaux, (maman vient de chez Mme de Mouzay), où elles, c'est-à-dire ma tante, Dina et Bête étaient en soirée. On dit que c'était joli et pas trop poussière. Paul court les bals dans les hôtels et hier dans une figure de cotillon, où on devait courir et attraper la balle, il était toujours le premier, alors un monsieur a dit: Il n'y a rien d'étonnant c'est un écolier. Puis je ne sais ce qu'ils se dirent mais ce monsieur lui envoya sa carte. C'est à mourir de rire. Nous soupons chez maman et maman dit la morale à Paul, qui hélas ne sert à rien.

Je prends le "Galignani" et "La Vie mondaine" lorsque maman me dit en me passant ce dernier: Ici le mariage d'Hamilton a été décrit, lui il s'est déjà marié. Donne, j'ai déjà lu dans une revue anglaise même avec tous les détails. Et ici aussi.

Je lis ce que j'ai déjà lu dans le "Galignani". Je suis très calme, je suis contente de moi, dans cette même "Vie mondaine" on parle du scandale de Gioia et de Krassowsky et de la Soubise, car elle aussi était allée au cercle, sans nommer les personnes sans doute.

Moi: Comme j'aime la revue anglaise. C'est la seule que je lis, c'est vrai uniquement pour les "Court-News" mais quand même je la lis.

Ma tante: - Tu cherches seulement Hamilton, les ((cabinets)) d'Hamilton, voilà ce que tu lis.

Moi: - Oui le plus intéressant, les bals, toilettes réceptions.

- Oui

Comme elle a deviné, je ne lis que dans l'espoir de trouver son nom, ou quelque chose de lui. Nous allons à la promenade où je vois Mlle de Galve avec son père et les deux ravissants enfants de Mme de Galve. Comme elle est gentille ! et la robe grise aussi. Nous rencontrons les Howard, qui m'invitent ce soir à l'opéra.

La manière dont le comte de Lambertye me regarde est très étrange; il a l'air de vouloir que je remarque absolument qu'il me regarde. C'est inexplicable.

Je vais chercher Hélène, les deux garçons et Mlle Gaspard (robe blanche, coiffure comme toujours, tous les cheveux retroussés; presque bien). Il n'y a pas trop de monde mais la salle n'est pas vide. Hélène a une robe de soie réséda, garnie à n'en plus finir devant, des roses roses fausses dans les cheveux et des bijoux. Non, elle n'est pas jolie. Plate comme une planche. La musique m'attendrit et je pensais tout le temps à lui (comme en allant les chercher j'étais seule en voiture, je parlais haut, comme si à lui; puis j'ai pensé à haute voix, un peu plus et je pleurais), je le voyais distinctement et je sentis plus que jamais comme je l'aime. Il y a des moments où je me moque de moi, avec mes sentiments ! Mais il y en a d'autres aussi, où je l'aime tant, je le vois si bien, et je suis si mélancolique que je voudrais fuir tout et tous. Ce n'est qu'alors que je sens que je vis. Mais ce soir ce n'était pas des regrets calmes mais au contraire cuisants et douloureux. J'étais encore très contente de pouvoir sentir si vivement combien je l'aime, combien il est incomparable et divin. Combien je l'adore.

Maman en me donnant le journal me dit:

- Vraiment comment maintenant peut-on aimer sa femme, comment l'aimer après deux mois.

Comme elle se trompe ! Il adorera sa femme toujours et comme je suis bête ! ce "sa femme" que j'ai écrit m'étonne et m'ébouriffe (passe pour ce mot peu distingué, mais j'en emploie tant de pas distingués que...)

Je voudrais pouvoir photographier ce que je sentais ce soir pour pouvoir le regarder plus tard et m'en souvenir toujours.

La seule et unique conclusion que je puis tirer de ce que j'écris, c'est que je l'aime.

Et je ne sais quels autres nonsenses que je note parce qu'ils me firent rougir.

Ah le duc de Hamilton comme il me plaisait-plaît.