Bashkirtseff

Mercredi, 31 décembre 1873

OrigCZ

# Mercredi, 31 décembre 1873

J'eus envie d'aller voir "Le canard à trois becs". Walitsky alla chercher une petite loge de rez-de-chaussée et nous allons, mais le plaisir est sans doute empoisonné par toutes sortes de désagréments et de gronderies, comme d'habitude, cependant jusqu'à ce jour je n'en ai pas encore pris l'habitude. Je ne fais pas de toilette, je vais en ma vieille robe violette et reste derrière tous. Il n'y a pas beaucoup de monde, mais je cesse car il manque dix minutes seulement avant minuit, le commencement de la nouvelle année. Je la rencontre avec lui; je suis enfermée chez moi, les cheveux épars, en chemise, devant moi sa photographie et l'horloge du salon que je viens de transporter pour entendre sonner minuit, il faut dit-on écrire ce qu'on désire pendant que minuit sonne, j'attends tremblante, j'attends... encore quatre minutes, trois minutes.... deux minutes, je tremble... une demi-minute ! Epouser un richissime duc anglais, vivre, mon cœur bat comme un marteau, je respire à peine, je n'eus le temps que d'écrire ces quelques mots, je voulais dire vivre comme j'aime, mais je n'eus le temps que pour vivre.

Voilà donc la nouvelle année 1874 ! Salut ! Je prie Dieu qu'Il me la donne heureuse.

Je rencontre cette année avec elle, et moi, toute seule avec le bout de sa nuque et de son dos devant moi. C'est tout de même assez bête.

Je regardais quelque chose dans un magasin lorsque je me sentis prise par la taille, je me tourne, c'est Mme Antonsky, nous étions toutes deux très contentes, elle a marié sa fille à M. Warrodel, il paraît qu'ils sont les plus heureux de la terre etc. etc. Je la mène chez Monier où était maman avec ma tante et Dina. Tout le monde est heureux.

Je passais par la promenade depuis le commencement jusqu'à la fin, à l'endroit fashionable, j'aperçus le comte de Lambertye qui pense que c'est son devoir de me regarder (robe bleue, chapeau brun, bien). Il fait extrêmement froid et gris. Je pense maintenant à tous les heureux qui sont si gais en ce moment. Prenons Nice, sans doute chez Mme Prodgers une troupe élégante attendait minuit le bocal de champagne à la main, et chez Gioia il devait y avoir quelque cataclysme extraordinaire. Tout le monde est content, ce moment au moins. Mais chez nous, tout se passe comme chez des animaux; je ne puis rien dire tant j'en suis chagrinée et mortifiée.

[Dans la marge: Un dîner à l'antique sur des lits (et costumés).]

Aucune différence à d'autres soirs, salement habillés on reste en bas, puis on va dormir, comme non, pire que des animaux. Vraiment je suis chagrinée. Je ne puis pas vivre comme cela. Oh mon Dieu délivre-moi de cette manière de vivre odieuse ! Pardonne mes péchés et cesse de me punir ! Et si on invitait quelqu'un ce serait les Anitchkoff. Oh mon Dieu pourquoi ne puis-je exprimer combien cela me rend malheureuse. Ce n'est pas ridicule, ceux qui ont déjà vécu comme j'aime en sont peut-être las et préféreront le calme, et même, pour changer, le vulgaire. Mais moi, moi ! Mais mon Dieu j'espère que Tu auras pitié de moi ! Que Tu me délivreras parce que je crois en Toi ! Oh Grand Dieu, change cette vie détestablement odieuse et insupportable !

Tant je suis absorbée par tous ces désagréments que j'oublie Hamilton. Lorsqu'on a mal à la tête il faut se couper la peau, une douleur fera oublier l'autre mais ne la calmera pas.

VIVE L'ANNEE 1874 ! QUE DIEU ME PROTEGE !

[Sans date] Edy connaît maman etc, aujourd'hui il a rencontré Walitsky et dit que demain ils s'embarquent lui et Willy pour Le Caire, sur leur voilier. Je proposais à table d'y aller, sérieusement. Mais à voile c'est trop long. Alors Bête parle du steamer du duc, puis je ne sais plus qui parle de ses visites de noces en steamer.