Samedi, 27 décembre 1873
# Samedi, 27 décembre 1873
Je viens de lire "L'Apocalypse", et je n'y comprends pas plus que les autres. Je somnolais plusieurs fois, et je me suis surprise le nez penché sur le livre, mais aussitôt que je regardais ailleurs je n'avais pas sommeil, il est dix heures et demie du soir.
Il pleuvait beaucoup ce matin mais vers midi un soleil charmant. (C'est comme moi). Nous conduisons maman et ma tante à la gare (robe brune, pas mal) puis je vais essayer ma robe blanche chez Monier.
C'est une belle journée, quelques gouttes d'eau à travers le soleil. Cette année il n'y avait pas d'Autunno, lorsqu'il pleut pendant six semaines, on sort en waterproofs, avec parapluies, les voitures chargées de boue éclaboussent les malheureux piétons, les habitués peu à peu arrivent, font leur apparition sur la promenade et regardent à gauche et à droite d'un regard étonné, pleased et qui a l'air de reconnaître tout et tous. Les étrangers qui viennent pour la première fois font le tour de la ville d'un air superbe, passent les quais, s'arrêtent en foule pour regarder les vagues qui viennent sur la promenade apportant des cailloux et baignant quelquefois les trop curieux Anglais ou ceux qui veulent en avoir l'air, qui se mettent debout sur les bancs et causent à haute voix montrant je ne sais plus quoi dans la mer avec les pointes de leurs parapluies; puis enfin ces foules collées commes des mouches au bord du pont qui admirent le Paillon lorsque ce fleuve terrible roule avec l'impétuosité du Styx et se jette furieusement dans la mer combattant les vagues qui sont teintes par ses eaux. Le tout présente une masse de café au lait. Lorsque les cabines de bains sont retirées sur la promenade même, et que les baigneurs se transforment en cochers, domestiques en livrées, etc. etc.
On commence à se plaindre du mauvais temps; le soleil apparaît pour une heure, on fait un article dans "Les Echos" sur cet astre qui donne la lumière etc. Mme Prodgers paraît majestueusement couchée dans sa victoria, le nez en l'air et le chapeau au-delà de la tête, les pieds couverts d'une fourrure d'origine douteuse. Mme la vicomtesse Vigier vient aussi traînée par des dragons impétueux dans une coquille antédiluvienne et regardant les passants d'un air d'une fée qui vient reconquérir ses domaines. Paraît Boreel tout en bleu avec son caniche bien rasé, d'abord à pied, ensuite sur un dog-cab ou autre véhicule fantastique, puis le grand Audiffret qui ne pouvant partir se cachait l'été pour avoir le charme d'un étranger. Enfin, enfin viennent les Falkner, lady Howard avec son mari roux et le gros Merck: trinité indivisible. A cette époque Nice est déjà inondée de cocottes de toutes sortes, et enfin on voit le duc de Hamilton, d'abord paraître à pied, mais il a toujours l'air de voler au-dessus de la terre, à peine quelques minutes reste-t-il debout à parler à quelqu'un qu'il se jette dans sa voiture du diable emportée par un rat; on le voit peut-être quelquefois devant l'hôtel d'Angleterre, la canne appuyée sur le bout du pied, ou bien avec lady Howard et C° mais toujours passant comme une flèche la promenade, après quoi on voit son splendide char et coursier la tête basse à la porte du n° 77. Vers cinq heures avec Merck emporté ensemble vers ce palais mystérieux, ou encore pendant la pluie en un caoutchouc blanc sans parapluie allumant une cigarette; toujours vers cette demeure. Ou encore avec le petit marquis italien, c'est amusant de voir les deux dos à côté l'un de l'autre. En allant aux courses on le voit dans ce bosquet en cette espèce de terrasse assis avec Laïs (puisqu'il est Alcibiade) et mangeant. Il est assis et il a l'air en l'air et volant comme un trait.
Assez de lui.
J'ai oublié les bataclans; Gros, (Maurice) toujours avide de saisir le bras de quelqu'un, Saëtone avec son air superbe, plusieurs autres infusoires, et d'autres jeunes gens moins remarquables mais touchants.
Se succèdent les bals, les soirées, les concerts, les courses. Sur les tribunes on voit encore les mêmes comtesses de Sapristi, des duchesses de Fiche-ton-Camp et des ducs de Va-nu-pieds. Tous de grande distinction et haute noblesse. On voit le duc de Hamilton monter et descendre boitant avec une canne les degrés des tribunes, sifflant d'un air insolent et allant se perdre dans le pesage.
Mais le plus curieux et amusant c'est un bataclan étranger, nouveau, comme les Galve. Tous en parlent. Ils se distinguent tellement des autres, ils ont le cachet étranger parmi les étrangers. Mais je ne parlais que d'automne mais voilà en plein hiver.
Madame d'Auzac avec ses rires enfantinement agaçants et bêtes, la mère Michel, les tribus polonaises, les gens qu'on ne connaît pas, enfin les cocottes.
Cette malheureuse année rien de tout cela.
Mais revenons à nos moutons, je vais chercher Hitchcock et nous marchons, je mets le manteau conspirateur et les Wellington boots. J'avais chaud après avoir marché jusqu'à Laïs, je voulais l'ôter mais apercevant Lambertye je veux qu'il le voie. Les Galve toutes les deux en grandes toilettes bleu ciel sont aux fenêtres avec des messieurs. Je n'ai pas reconnu la petite, tant l'a changé la toilette et le nœud bleu devant. Je prends la voiture pour aller jusqu'au n° 17 et retourner voir les Galve. Elles n'ont pas l'air très comme il faut ainsi, le prince n'est pas, alors elles ont le vilain noir duc de La Conquista.
Le soir la princesse allume (et nous avec elle, moi et Dina) l'arbre de Noël pour Nadia qu'elle a pris au London House pour cent francs. Cet arbre m'a rappelé mon enfance. Je n'en ai jamais eu, d'enfance !
On appela Fortuné et il lui fut permis de choisir, pauvre petit, il était très content. Les dégoûtants et indélicats enfants d'Anitchkoff s'imposèrent, on leur donna aussi quelque chose. Il y a une bonbonnière pour nous toutes, maman etc. etc. même Solominka et Hitchcock. La scène se passait au salon jaune avec les personnages suivants: moi, la princesse, Dina, Solominka, Hitchcock, Nadia, papa, et les Anitchkoff enfants. Les Striker dînèrent chez nous; je n'aime pas ces manières libres.
A Solominka revenait une bonbonnière en forme d'envoi postal, c'était imprimé : Envoi, de Serbe ai-je ajouté.
Il faut savoir qu'il y a ici un monsieur serbe, je ne sais pas son nom qui loge dans la pension (Buxearlet) comme Tormosoff et dont ce dernier parle constamment, tous les matins il vient et dit:
- Savez-vous ce que le Serbe a fait ? etc.
Walitsky depuis plusieurs jours nous fait rire terriblement en devançant Tormosoff et en disant tous les matins que tantôt ce Serbe a avalé les chemises de nuit, tantôt qu'il a enlevé tous les papiers du cabinet, la dernière fois il rongea une clochette. Et je ne puis plus penser sans rire à ce malheureux Serbe. Solominka avait un bonbon dans la bouche lorsqu'elle lut: Serbe, elle s'étouffa presque et resta longtemps suffoquée de rire sans pouvoir dire mot.
Enfin moi, Marie, je finis la longue série de bêtises et je vais me coucher. Que ceux qui ont des oreilles écoutent ce que je dirai en rêvant à mon oreiller.
Amen.
[Dans la marge: L'Apocalypse me rappelle la lettre que Walitsky écrivit à Makaroff. Un cheval sans queue et des rails sans remblai ne sont pas un oiseau etc. etc. etc.]