Jeudi, 18 décembre 1873
# Jeudi, 18 décembre 1873
Détestable journée ! Elle commence par un "Galignani", que je garde. Maman et Dina étaient à l'église, c'est notre Saint Nicolas. Elles reviennent avec un monsieur Ladyjinski nom inécrivable en français. Il déjeune chez nous, et alors je propose et nous allons à Monaco, c'est le jour de l'inauguration du Tir aux pigeons.
(Robe brune, bien), à la gare nous trouvons tout Nice, surtout les hommes. Je me prépare à m'amuser. Lambertye est arrivé, lui aussi va. En wagon nous sommes avec Mme Henderson.
Je m'imaginais qu'arrivées là, moi, maman, Dina, Ladoj et encore quelqu'un iraient au Tir, qu'on s'y installerait, qu'on causerait, enfin qu'on ferait comme des gens de bien. C'est un si grand plaisir pour moi, et seulement une fois par an, il me semble que le sacrifice ne serait pas grand. Mais non, aussitôt arrivées on va jouer, et moi pauvre âme que je suis, je dois rester derrière des dos de toutes grandeurs et espèces, mais passe pour cela, puisque j'espérais aller au Tir. Enfin maman se lève et (moi, maman Dina et Ladoj.) nous allons mais si misérablement qu'en descendant la première terrasse j'étais déjà misérable. Arrivés près de l'entrée, je demande et on me dit qu'on ne paye pas les places mais qu'il faut avoir un billet comme ce n'est pas encore le concours. Alors maman s'arrête où pendant le Tir il y a toujours une foule de spectateurs gratis. Je prie de retourner dans la salle, car c'était misère. Le tire-bouchon a tourné deux fois dans mon gosier et je suffoquais de rage. Maman ne veut rien faire pour moi. Nous retournons. Je voudrais plutôt être sous la terre qu'à Monaco. Rester deux heures debout près d'une table et admirer les nuques et les dos, subir les regards impertinents des passants auxquels je suis sans doute exposée, restant seule derrière une chaise. Savoir que là-bas, on tire, que... j'avais toutes les peines du monde à retenir mes larmes, je parlais à Dina les lèvres serrées et en prononçant chaque mot j'avais peur d'éclater en larmes. Ce n'est pas ce misérable Tir d'aujourd'hui qui m'enrage, mais c'est en général ma vie ! Même à Nice aucun poids, aucune position, le plus grand plaisir est le plus grand désespoir pour moi ! Oui, un désespoir positivement ! Je ne puis pas vivre comme cela ! C'est au-dessus de mes forces, je ne puis plus continuer ainsi. Je suis réduite au désespoir ! à un désespoir sans bornes. Je crois que c'est nerveux, car ce n'est pas naturel de pleurer comme je pleure tout ce temps que j'écris. Je crois que je devais avoir la plus malheureuse figure du monde, je brûlais. Enfin ma tante me prend avec elle au balcon, elle fume. Là je ne puis me contenir (je commence à sangloter, pour me calmer je m'agenouille et je prie comme tous les soirs, en effet je reviens plus calme) et j'ai laissé couler les larmes sans un seul soupir, car elles voulaient sortir il y a longtemps. Je voulais me plaindre, mais j'avais peur de pleurer à haute voix. J'essuie de mon mieux les yeux et nous rentrons dans cette salle maudite. Je comptais les instants jusqu'au train. Pour ne pas retarder j'ai commencé une demi-heure avant le départ, à le dire à maman. Mais elle jouait pièces après pièces disant toujours que c'est la dernière. Cela me mettait hors de moi, enfin il ne reste que cinq minutes, je supplie d'aller, j'ai déjà perdu la voix, on entend les larmes dans mes paroles et ma respiration devenait de plus en plus difficile. Bienheureusement nous partons, autrement j'aurais peut-être eu une attaque de nerfs, car je sentais que j'allais rire, pleurer, crier. Mon Dieu pour quel péché suis-je condamnée à un supplice continuel ! Pourquoi dois-je pour chaque rien jouer au drame ! Comme les autres sont heureux, venir, s'en aller, rester sont des choses si simples pour eux, mais pour nous sortir et rentrer sont des drames en cinq actes et douze tableaux. Et c'est moi qui le joue ce drame car pour eux c'est bien égal, ils sont comme des bois, il ne leur faut rien, pourvu qu'ils ne meurent pas de faim et qu'ils ne soient pas exposés à la pluie, avec cela un désir de faire des toilettes et de jouer ! Mais moi ! c'est différent, je me déchire, je me tue, je ne puis pas vivre ainsi ! Je suis trop malheureuse !
Cela m'étouffe !
Je crois que je n'irai pas aux autres tirs, car y aller comme selon toutes probabilités j'irai est un supplice affreux. C'est un martyre.
Aujourd'hui c'est la récapitulation de tous mes chagrins. Tous, l'un sur l'autre vinrent grossir le torrent qui déborde aujourd'hui. Ce n'est pour ce Tir que je me désole, c'est pour toute ma vie ! Je ne demande pas les connaissances pour moi, mais pour la décence seulement, ah Dieu ne pourrais-tu pas avoir pitié de moi, change notre existence, donne-nous la vie que je voudrais ! Oh Dieu, Grand Dieu, sauvez-moi, ayez pitié de moi ! Grâce !