Vendredi, 12 décembre 1873
# Vendredi, 12 décembre 1873
Ma glace s'est brisée. Si j'étais superstitieuse ce serait signe que je dois mourir. Au moment où j'ai vu ce verre brisé j'étais très troublée, je commençais déjà à penser sérieusement que je vais mourir, je pensais à brûler mon journal et je n'avais pas peur; seulement lorsque j'ai pensé à ce que deviendrait ma mère si je mourais j'eus peur. Je vais au piano toute flushed et Dina est assise sur le canapé tout près lisant le journal, je le lui demande et je lis avec effroi que le "duc de Hamilton, dont le prochain marriage avec une pairesse d'Angleterre a fait quelque bruit à Nice, se rendra aussitôt après la célébration avec sa jeune épouse à Suffolk où ils passeront la lune de miel. Après quoi ils entreprendront un voyage dans le midi de l'Europe et on parle de Nice comme devant les retenir quelque temps". Il me semblait qu'on ne pouvait pas être plus échauffée que je l'étais et bien par-dessus cette rougeur extrême j'ai trouvé moyen de rougir. Depuis que je vis je n'ai jamais été dans un état comme celui-là. Jamais coup plus terrible ne m'a frappée, jamais je n'étais plongée dans une douleur aussi profonde. J'étais comme dans du feu, physiquement et moralement. La glace cassée unie à toutes les tribulations de ma pauvre âme me rendait comme folle, j'étais prête à mourir à l'instant, sans la moindre hésitation, ce que je ne ferais pas en ce moment où je suis plus calme. Je suis même très comfortable, trop comfortable, je ne puis pas décrire l'état dans lequel je me trouvais ce matin ! Il était constamment devant mes yeux. Mais que ferai-je s'ils viennent ! Que deviendrai-je !
Je veux et je ne veux pas les voir, j'ai beau vouloir ou non il arrivera comme Dieu voudra car je ne suis pas digne d'être entendue, mes prières ne sont pas reçues, je ne suis pas digne. Je demande seulement autant de force que j'en ai eu jusqu'à présent et même plus car si je les vois... Il tirera sans doute à Monaco. J'y serai sans doute. Dieu me donnera-t-il du courage ?
[Dans la marge: En marchant j'ai vu la charmante Pristitiff, elle est si sympathique. Et une Américaine, elle m'a reconnue, je voulais lui parler mais je l'ai perdue de vue.]
Ce matin lorsque je suis venue chez maman elle m'a dit que je parle la nuit et que je raconte toutes sortes de choses. A ces mots j'ai rougi et commencé à parler de ma robe chez Worth. Voilà encore un plaisir de parler la nuit ! Et on écoute ! comme c'est ennuyeux !
J'avais promis de venir coiffer Lise, elle monte; je me dépêche donc et nous allons (robe bleue, chapeau bleu, pas mal, mais malheureuse et toute en feu). Elles ne montent pas, elles vont chez les Derwies et comme dit Gaspard elles en sont très contrariées. Il fait tellement chaud, je dois avoir une figure tellement malheureuse. Je marche avec Cunegunda qui est plus bête que jamais. Depuis la tabatière jusqu'à l'extreme end de la promenade et de là home. Au retour il fait plus frais, j'ai commencé à voir et à sentir. Avec ce soleil, même sans aucun ennui, je ne vois pas grand chose, je baisse les yeux et je me trouve écrasée et surtout maintenant je le déteste cet astre qui donne la vie et la lumière, je rage de le voir briller et chauffer, tandis que je suis si malheureuse. Je l'aimerais peut-être si mon âme était joyeuse et brillante comme lui. Je m'effraie du dîner car tout le monde est à Monaco, maman, ma tante, Walitsky, diadia, Solominka et encore je ne sais quels chiens. Mais heureusement Solominka et Tormosoff reviennent et je suis tranquillisée, ils ont ri et j'étais un peu animée, mais toujours comme sous un voile bleu foncé.
C'est dommage que je n'aie pas écrit ce matin, car le feu qui me dévorait était extraordinaire, il semblait ne pas venir de la terre, jamais je n'étais comme cela.
Il me paraît si beau, je l'aime tant que je voudrais me donner des coups de bâton, car il ne convient pas d'aimer un homme marié... Il est marié !!! Ce sera toujours nouveau et terrible.
Il est marié depuis mercredi. J'aurais dit beaucoup mais je suis trop jeune, je ne dois pas m'exprimer trop franchement ! Autrement j'aurais dit combien... non comme je l'envie, comme si...