Dimanche, 16 novembre 1873
# Dimanche, 16 novembre 1873
A neuf heures je suis presque prête, il me reste seulement à mettre la robe. Maman m'appelle :
- Maintenant les nouvelles, dit-elle. - Premièrement le dîner qui était très bon, mais voilà qui est bon. Nous mangions dans le salon quand soudain Sonitchka:
- Permettez-moi de vous féliciter. Comme je suis heureuse, comme je suis heureuse ! Moussinka se marie !
- Juste ciel, Moussinka est une enfant, est-ce possible qu'à quatorze ans les petites filles se marient !
- Mais que cachez-vous tous, tous savent cela, il n'y a vraiment rien à cacher. Vraiment je vous assure. Quelle absurdité.
- Eh bien vraiment ils m'ont dit qu'elle épousait Hamilton, lord Hamilton. C'était à Heidelberg. Remus m'a dit qu'il est docteur et ami de tous les Hamilton. Et la vieille dame lui a dit:
- Comme je suis heureuse, comme je suis heureuse, mes deux fils se marient, le duc épouse la fille du duc de Manchester et lord une demoiselle russe, Mlle Bashkirtseff.
Tout ça me raconte maman puis elle dit que ma tante a dit qu'on ne me donnerait pas à des jeunes gens comme les deux Hamilton, à cause de leur mauvaise vie, surtout le duc qui, s'il se marie, dans deux ans ira chez sa Gioia. Et Sonka a dit autrement encore, que c'est le duc que tu épouses, ajouta maman. Je ne puis exprimer mon étonnement, d'où, comment, quand, qui !!! Il y a des choses extraordinaires, mais jamais aussi merveilleuses que cela ! Je n'en reviens pas ! Mais vraiment c'est fabuleux ! Est-ce le Saint-Esprit qui raconte toutes ces bêtises ?!!
Ma tante se réveille et nous passons chez elle, je me fais répéter l'histoire par elle, puis par Dina, par Bête, par Walitsky, par tous en un mot. Mais elle est folle cette Kolokolzoff ! Est-ce sérieusement qu'elle a dit cela ? demandai-je à tout le monde. Mais ce n'est pas possible ! Est-ce qu'elle ne comprend pas que je suis une enfant ! Je suis tellement étonnée que je deviens bête. C'est plus fort que moi, jamais je n'aurais pensé à cela !
Mais il est tard et il y a l'église, (robe brune, chapeau noir, pas mal) maman va pour la première fois depuis sa maladie, l'église est pleine, il y a tant de Russes ! Mais une femme m'a frappée, un moment j'ai cru que c'est Gioia, quelle ressemblance extraordinaire. Il y a Gagarine, les Howard, Mme Teplakoff de ceux que nous connaissons. En sortant je rencontre Mlle Kolokolzoff, elle me trouve grandie, embellie, etc. etc. J'affecte une grande amitié, je secoue sa main de toutes mes forces, je parle en des termes si amicaux, je lui dis comme je suis contente de la voir, que je l'aime, ou je ne sais plus quoi. Je prends son bras et nous descendons ensemble. Elle, à son tour me dit je ne sais combien de je ne sais quoi, qu'elle parle du cœur, qu'elle est trop vieille pour faire des compliments, mais que moi, je lui dis des compliments.
- Pardon madame, mais je puis dire aussi que je suis trop jeune pour en faire.
Et patati et patata, etc. etc.
A déjeuner nous arrivent tous les Howard pour un moment. Nous allons les chercher à deux heures pour drive ensemble. Nous serons quatre, moi, Hélène, Lise et Dina. J'ai mis mon chapeau et je suis jolie. J'ai peur qu'il ne pleuve. Mais nous arrivons heureusement chez eux, nous les prenons et nous allons à la musique. Il y a une quantité incroyable de voitures. Nous allons commander les chevaux pour demain à trois heures, nous allons toutes les quatre à cheval. La journée est grise mais bonne, et je suis fraîche. Nous restions près du jardin lorsque tout à coup je vois venir Mme Teplakoff avec Solominka puis le baron de Nervo se joint à eux et cette trinité s'arrête vis-à-vis notre voiture et nous saluant d'abord nous examinent ensuite. Mme Teplakoff armée de son lorgnon. Ce jeu continue quelques minutes puis nous voyons Nervo s'approcher de la voiture: Je suis chargé mesdemoiselles de vous demander laquelle de vous est la plus jolie ? Je m'y attendais. Alors commence un méli-mélo.
Lise dit: Mlle Bashkirtseff.
Dina dit: Mlle Howard.
Et moi et Hélène parlons aussi mais ne disons rien. Ça aurait duré assez longtemps mais j'ai terminé l'affaire :
- Monsieur, nous sommes tellement modestes que nous ne pouvons rien dire. Dites à ces dames ce que vous pensez vous-même.
- En ce cas, je dois dire qu'il est impossible de choisir.
Cette scène était très amusante. Alors Hélène me pria de nous en aller, vite, vite. Nous rions toutes. Après trente-six tours à la promenade je descends avec Hélène à pied, et nous marchons un peu, presque pas. Je ne sais pas comment, mais elle me nomma je ne sais pas qui et j'ai compris, l'homme à Oïmara.
- Celui qui a son yacht ?
- Hamilton ? Non.
- Mais c'est Hamilton qui avait son yacht.
- Tu le connais ?
- Oui, de vue.
- Le gros, le gros, le gros, le rouge ? Oui, toute la famille est en général très scandaleuse; et elle se mit à me raconter l'histoire de Monaco, mais toute pervertie.
Nous remontons en voiture et cela cesse. Elle a une drôle de manière en parlant de Hamilton et je soupçonne fortement...
Nous dînons chez eux, tout le temps nous sommes en haut, vers le dîner tout le monde reste à l'étude et Mlle Philips la gouvernante chez Addy me dit:
- Mademoiselle je suis chargée d'une commission envers vous, un peu délicate ((je rougis, je sais ce qu'elle dira)) Mme Addy admire tellement vos costumes qu'elle m'a priée de vous demander où vous les prenez à Paris, car elle est sûre que vous ne les faites pas à Nice.
Vraiment je ne m'y attendais pas, on admire mes robes, moi qui m'habille si simplement. Mais je donnerai l'adresse avec plaisir, c'est à Paris. Je donne l'adresse de Worth. Hélène se met à raconter combien de robes j'ai, etc. etc. alors je prouve que je n'ai que deux de rue et deux pour le soir, que je m'habille simplement etc. etc. etc. etc. etc. etc.
Enfin le dîner. Mme Howard est extrêmement bonne et aimable. Elle m'a fait cuire la viande rouge, crue, mais je n'ai pas pu l'avaler car c'était encore tout saignant. Elle est tellement fâchée que Paul n'est pas venu et elle le répéta dix fois; Lise aussi, et Hélène lui dit qu'est-ce que tu t'inquiètes tant du frère. Lise devint rouge, rouge. J'avais la bêtise d'écrire une lettre sentimentale à Hélène sur la mort d'Abramovitch, elle l'a montrée à sa mère et depuis ce moment elle m'aime beaucoup. Elle m'a dit qu'elle désire que je garde toujours d'aussi bons sentiments etc. etc. J'ai grondé Hélène pour cela, elle m'expliqua toutes sortes de choses, mais après dîner elle me dit dans le Bain que c'est la seule qu'elle a montrée, puis m'embrassant tendrement, que je suis sa seule et première amie etc. etc. etc. etc. etc. etc. Je rougis lorsqu'on parla d'Abramovitch, suis-je bête ! On parla de mes études à Miss Philips qui je suis sûre, était sûre ainsi que les Addy et Brady que je ne fais rien. Elle était surprise, très surprise, et me loua avec Mme Howard à dîner. Nous la conduisons chez elle.
J'écris, il est presque minuit et je dois me lever à cinq heures. J'ai rêvé cette nuit encore de lui, que je suis contente. Je m'amuse assez, même beaucoup quand je vais chez Howard. Les garçons ont déclamé. Nous avons fait des bêtises et voilà tout.