Bashkirtseff

Vendredi, 14 novembre 1873

OrigCZ

# Vendredi, 14 novembre 1873

A déjeuner nous eûmes une grande discussion religieuse. Tous parlaient et criaient. Ils sont absurdes, surtout Bête, elle soutient que le prêtre représente le Christ, le papa de même. Que le vin et le pain sont la véritable chair et le vrai sang du Christ. Et une centaine de bêtises pareilles. Je discutais, je voulais prouver, je criais, mais ce sont des morceaux de bois. Bête alors me plaint, c'est dommage que je n'ai pas de religion, que je ne connais pas la vérité, etc. etc. elle fidgets me. Je deviens rouge, ma face brûle, sans perdre plus de temps et de paroles je prends du papier et je veux écrire une lettre au diacre de Paris, Bête me dicte les questions pour ne pouvoir plus faire des crochets lorsque j'aurai raison. C'est vraiment pitoyable les idées qu'ils ont ! Cela m'excite, m'énerve, me martyrise ! Et ils ont l'audace de dire que je ne crois pas en Dieu ! Walitsky est un des plus absurdes ignorants. Il osa dire que dans la religion catholique on a supprimé le vin il n'y a que dix ans, à cause des gens qui ne mangeaient rien et qui étaient sick. C'est le plus fort de tous !

Eclaire-leur pauvres esprits, oh mon Dieu ! Nous sortons à pied moi et Hitchcock (mackintosh, chapeau noir, bottes, très bien) il pleut un tout petit peu mais en arrivant près de la tabatière la pluie cesse et encore même temps qu'hier (j'ai posted ma lettre au diacre) délicieux. J'aime Nice après la pluie, il y a encore quelques gouttes qui tombent, tout le monde sort et peu à peu la promenade se remplit, des robes bleues, des waterproofs, des mackintosh aux hommes, des bottes, des parapluies, des chiens; voilà ce que j'aime à voir. Nous allons jusqu'à la villa Stirbey à peu près, et nous retournons pour prendre la voiture, qui nous fait attendre jusqu'à quatre heures un quart, alors je suis obliged de rentrer et ma chérie promenade s'est terminée si vite. Hélas ! Aujourd'hui je voudrais longtemps me promener; peut-être alors la promenade perdrait son charme; c'est comme mon lit, en me levant je suis au désespoir, je voudrais me coucher, il me semble si chaud, si bon; mais si je me recouche et me lève dans une heure, il m'ennuie et n'a plus aucun attrait.

Maintenant je saute du lit au premier réveil pour laisser des regrets et des souvenirs agréables. Il ne faut jamais se laisser trop voir même à ceux qui vous aiment, il faut s'en aller au beau milieu et laisser des regrets, des illusions. On paraîtra mieux, on semblera plus beau; on regrette toujours ce qui est passé. On aura le désir de vous revoir, mais ne contentez pas ce désir immédiatement, faites souffrir: pas trop cependant, la chose qui coûte trop de peine perd après tant de difficultés, on s'attendait à mieux, ou bien faites trop souffrir, plus que trop, alors on se dira (même si vous êtes laide) qu'elle doit donc être quelque chose d'extraordinaire pour que tous la cherchent et pour qu'elle soit si rare; et sans délibérer davantage on décidera que vous êtes quelque chose d'extraordinaire.

Alors vous êtes reine.

Termosiris dîne, pauvre garçon. C'est un petit reptile inoffensif.

Le soir j'étais appuyée sur les montagnes de la princesse et la question religieuse se renouvela. Alors elle me dit qu'elle croit aux miracles, qu'une montagne peut entrer dans cette chambre, que si trois personnes se réunissent pour prier leur prière sera exaucée par le Christ:

- Allons, alors prenez Nadinka et nous irons prier.

- Pourquoi prions-nous donc ? demanda Bête.

- Nous dirons, faites mon Dieu que la femme du duc de Hamilton meure et qu'il m'épouse.

- Non, bêtise, je ne dirai pas pourquoi je prierai.

- Alors ça ne compte pas.

- Eh bien vous voyez, on dit que la prière sera exaucée à trois, parce que personne ne communiquera à trois personnes sa prière, et alors c'est impossible.

- Non, mais tout le monde ne prie pas pour Hamilton ou pour un chapeau.

Je ne puis m'imaginer que l'hiver à Nice peut venir sans qu'il... non, bêtise.

Je pense que Gioia revient.

Pourquoi ne...