Samedi, 25 octobre 1873
# Samedi, 25 octobre 1873
Hier soir je m'endormis à peine lorsque j'entends frapper à la porte, c'est Dina et Paul.
Je ne savais pas ce qu'ils voulaient et je les envoie au diable, mais on m'appelle, on dit que maman est très malade; alors je mets mon manteau et je descends toute endormie. Dans la salle à manger je trouve maman assise sur une chaise dans un état affreux, autour tout le monde avec des faces inquiètes et troublées. Je vois qu'elle est bien mal. Elle veut me voir, dit-elle, encore une fois avant de mourir. Je suis saisie d'horreur mais je ne le fais pas paraître.
C'est une attaque de nerfs terrible, jamais ça n'a été aussi fort. Tout le monde est au désespoir ! Pauvre Georges a des yeux de fou tant il a peur.
On envoie chercher Rehberg et Macario. On expédie de tous côtés des domestiques pour chercher des remèdes. Jamais je ne pourrai donner une idée de cette horrible nuit ! On me réveille à midi. Et encore maman qui dit constamment qu'elle meurt !!
On a réveillé les Anitchkoff, ils accourent aussitôt. Je restais tout le temps dans le fauteuil près de la fenêtre, il y avait sans moi assez de monde pour faire ce qu'il fallait. D'ailleurs je ne sais pas soigner, je déteste voir soigner; c'est un sentiment extraordinaire, quelque chose de dégoûtant que j'éprouve.
Oh ! j'étais bien malheureuse ! Jamais encore je n'ai tant souffert, si, le 13 octobre j'ai souffert autant, mais d'une autre manière.
Un moment maman s'est trouvée très mal et je ne pouvais me retenir, j'ai appelé Walitsky à grands cris.
Mais c'est affreux ! La première pensée que j'ai eue c'est de prier.
Les médecins allaient et venaient continuellement. Enfin à l'aide de sinapismes et je ne sais encore combien d'autres horreurs on parvint à quelque chose, on coucha maman dans sa chambre et nous étions tous autour du lit. Mais elle ne va pas mieux encore, ce n'est pas avant trois heures qu'on parvint à quelque chose
Oh ! mais quand je pense à cette nuit je frémis ! C'est effroyable ! Les médecins disent que ces attaques sont très dangereuses et qu'il ne faut pas qu'elles se répètent, car... Oh ! c'est affreux !
C'était si affreux que je ne puis pas le décrire. Mais grâce à Dieu le danger est passé. Nous sommes plus tranquilles tous et nous restons dans sa chambre. Comme la mer qui après une grande tempête devient calme et semble gelée, ainsi nous étions tous après de si grands troubles assis calmement ensemble, si calmement que je ne comprenais pas ce qui se passait. Excepté le calme extérieur, dans l'âme de chacun régnait un bien-être parfait et une tranquillité si douce, que jamais il me semble on n'était si heureux. C'est Georges qui le premier a dit cela. Pauvre Georges il était si effrayé qu'il n'osait pas entrer mais il restait près des portes l'œil hagard, et demandait des nouvelles à ceux qui sortaient.
Je vais me coucher, il est trois heures.
Mais ce qui est changé c'est que pendant presque tout ce temps à mon inquiétude se joignait le malheur de Hamilton, et jamais je ne l'ai si vivement et profondément regretté. Je me jette sur mon lit avec ces mots: Oh ! Hamilton ! Oh Hamilton ! Mais je me suis réprimée et à genoux j'ai remercié Dieu pour avoir sauvé maman.
Je me réveille à dix heures un quart. Je devais avoir trois professeurs ce matin de sept à onze heures et demie. Maman vint ce matin dans la chambre à côté de moi. Elle va un peu mieux.
Je descends déjeuner, et papa commence à faire parade de son sentiment. Je le lui ai dit.
Le calme et le bien-être d'hier régnent encore aujourd'hui. Je suis horriblement fatiguée. Dina a monté à cheval ce matin, elle a vu Mme Prodgers avec un nouveau. Nous sortons à trois heures et il me semble qu'il est douze. J'ai expédié les corsages à Worth. A la promenade nous vîmes Wittgenstein avec sa belle. Il fait un vent affreux. Nous rentrons chercher Dina et près de la porte je vois une malle, qu'est-ce ? On me dit que c'est Markevitch, je m'élance du landau je demande quoi ? comment ? où, je n'ai pas le temps d'achever mes questions lorsque je me sens saisie par quelqu'un. C'est Solominka. Elle est si contente de me voir, si enchantée, si heureuse ! Moi aussi, je suis très contente de la voir. Je crus qu'elle m'écrasera par ses baisers. Et à l'instant mille questions ! Je la prends dans ma chambre, je lui montre mes robes (c'est un grand amateur).
Elle devait passer l'hiver à Pau, elle y passa deux jours et ne pouvant supporter l'ennui de cette ville elle vint à Nice. Maman qui dormait se réveilla, Solominka va chez elle. Encore mille exclamations, baisers, questions, réponses. A cinq heures nous sortons avec Solominka, nous allons à la promenade.
Je crois que Bête et Solominka ne se mordront pas; elles sont toutes deux contre cette sauvage persane, et elles ont raison. Et aussi elles aiment toutes les deux les glaces à "l'adoration". Nous voyons encore Wittgenstein, ils nous passent. Cette femme nous regarde, je crois que ce Wittgenstein abruti lui a dit que nous avons rougi l'autre jour. Il se grise comme un cochon, et il a l'air féroce et abruti. Nous les passâmes encore une fois lorsqu'ils rentraient chez soi. On voit que c'est un cochon russe et il se conduit comme un cochon, il a l'air de l'époux de la Soubise tant il a l'air misérable à côté de sa cocotte.
Le duc de Hamilton avait aussi une cocotte mais se conduisait noblement, comme un grand seigneur, en maître. On ne le voyait jamais attaché à la jupe d'une pareille femme.
[Croquis de Marie]
Nous allons au London House où nous voyons cet animal-brute Patton. Solominka demanda si je continue mon journal.
- Oui, dit Walitsky - et il y a sept volumes qui sont envoyés au duc de Hamilton.
Tous viennent chez moi et nous parlons de nos voyages.
Solominka dit:
- Gritsia a obtenu de moi ta photographie et a dit qu'elle était gentille, bien mise toujours.
- Quelle brute ! Gentille ! Pour un cochon russe comme toi je suis "gentille" ?!
Cochon stupide, tu me fais pitié ! I feel only pity and contempt.
Mon très cher père a une actrice française Durocher, elle a quarante-deux ans. Il est amoureux (?) d'elle, lui achète des diamants et nous fera le plaisir de venir à Nice avec elle.
Elle demeure chez lui, et ses sœurs, Mmes Tutcheff etc viennent le voir et elle aussi, cette femme. On est tellement cochon en Russie, que mon pater ne se gêne nullement; après le théâtre ils soupent et se mettent en voiture devant tout le monde et rentrent, mon père et l'actrice.
La société n'est pas du tout choquée et on ne dit rien lorsque M. Bachkirzeff [sic] parait avec Durocher puis va parler à des dames. Dans le même jardin, dans un restaurant deux tables sont couvertes, à l'une sont Durocher, mon père et encore d'autres; à l'autres les dames comme il faut et mon père au milieu du souper passe d'une table à une autre sans scrupule.
Je cite cela comme une des cochonneries des provinces russes. On se rappelle, ou plutôt maman et nous racontons l'histoire de mon enlèvement à Bête. Solominka n'était pas là. Patton est venu lire une dénonciation de Fijka.
Toute cette journée est si calme, si agréable, si heureuse.
Solominka admire ma chambre, mon goût, mes robes, mes bottines, mes... je ne sais plus quoi, tout enfin.
Bête et Solominka conviennent que je suis la plus sympathique de toute la famille. Elles m'aiment beaucoup et Solominka a dit qu'elle m'aime extraordinairement.
Les amours de mon père sont publics. Comme on est cochon en Russie ! Non, je ne demeurerai pas en Russie, je veux être anglaise.
Solominka logera chez nous jusqu'à l'arrivée de l'Anglaise.
Bête va recevoir deux mille francs de sa belle-mère. Et moi, je vais pleurer mon duc.