Vendredi, 24 octobre 1873
# Vendredi, 24 octobre 1873
Walitsky sans rime ni raison m'ennuie avec le duc de Hamilton. Chaque parole est une épingle qui pique la blessure. (Maillard est arrivée). Je remarque que depuis ce mariage je parle d'un style si fleuri que ça devient bête. Nous sortons à quatre heures, je voulais à trois, mais il fallait traduire des papiers de Russie toujours pour Palajka.
(Robe verte, pas mal) je ne suis pas jolie aujourd'hui. Il pleut, mais au moment de sortir le temps devient assez beau, bien que sans soleil. Nous voyons Wittgenstein, c'est un événement à Nice surtout maintenant.
La princesse me fait rire. Nous l'avons encore passé et j'ai rougi. C'est abominable de rougir ainsi ! Ce n'est rien encore pour Wittgenstein ou quelque chose dans ce genre, mais souvent je deviens écarlate pour de telles saletés; comme Audiffret par exemple, et même (oh ! horreur !) Saëtone !
J'espère qu'il ne l'a pas vu. Nous le vîmes lui, Wittgenstein encore une fois et cette fois toutes les trois nous devînmes rouges. Comme c'est ridicule ! S'il l'a vu il doit nous prendre pour des folles ou bien il pensera que nous sommes rouges comme des Crimea-apples.
J'ai enfin mon réveil.
Les fenêtres de Mme Prodgers sont ouvertes; les rideaux, les fleurs, les meubles arrangés, tout annonce que la belle de Nice est de retour.
Je parle tranquillement sans rougir du duc, je dis même qu'il est beau. La princesse connaissait la duchesse de Manchester et sa fille un bébé de deux ou trois ans. Elle dit que cette enfant doit avoir vingt-deux, vingt-trois ans maintenant.
Elle dit en riant que bientôt on va publier que le duc de Hamilton s'est enfui de sa fiancée pour épouser Mlle Marie de Bashkirtseff. S'il s'enfuira ce ne sera que si la vieille duchesse de Hamilton meurt.
- Pourquoi s'enfuirait-il, il adore sa fiancée et elle est belle et elle l'adore.
- Elle doit être belle, et il l'adore sans doute.
- Oui ils s'adorent.
Ah ! ces "ils s'adorent", "il adore", "elle adore" ! Pourquoi dit-elle ça ? Comme si je n'ai pas assez de mes tourments. Il y a des moments où j'oublie, mais il y en a aussi où je voudrais me briser le crâne. Je voudrais pouvoir faire dire au papier quelle profonde mélancolie règne dans mon âme. Comme je suis malheureuse et comme je le regrette.
Et dire que je ne lui ai jamais parlé, je l'ai vu dix ou quinze fois de près, les autres fois toujours de loin ou en voiture.
Mais j'ai entendu sa voix et je ne l'oublierai jamais. Pendant qu'il parlait [Rayé: aux chevaux] je [Rayé: l'écoutais et] n'étais qu'une oreille. J'écoutais ses paroles, et cette voix est entrée dans mon âme et elle y restera toujours.
[Annotation : 1880. Je l'ai complètement oubliée, sa voix.]
Plus je dis plus je veux dire ! J'y renonce, jamais je ne pourrai écrire ce que je sens, même pas dire. Si, je pourrais le dire, mais à lui, alors je pourrais lui dire exactement ce que j'ai senti, mes yeux le lui diraient, il me comprendrait !!
Oh ! mon Dieu ! Vous voyez que je dis la vérité. Que je l'aime véritablement.
Je dois avoir péché beaucoup, pour être ainsi punie ! Sans doute oui, autrement Dieu ne me punirait pas. Ah !... je voulais encore, mais je ne puis. Je suis comme ces peintres malheureux qui inventent un tableau au-dessus de leurs forces.
Je l'aime, et je l'ai perdu ! - voilà tout ce que je puis dire, et cela dit plus que tout au monde.
Après dîner j'ai chanté et enchanté toute l'orageuse famille excepté papa. Mais je ne veux pas répandre des perles devant des cochons.