Bashkirtseff

Mercredi, 22 octobre 1873

OrigCZ

# Mercredi, 22 octobre 1873

- Papa, laissez, ne dérangez pas maman.

A ces mots il crie de toute la force de ses poumons comme si je l'assassinais. Je ne m'attendais pas à ces cris et toute étonnée je rentre dans la salle à manger.

Papa est comme ces filous, qui lorsqu'on passe près d'eux crient qu'on les vole et naturellement les gens pensent qu'ils sont vraiment volés par les pauvres innocents qui ne font que passer.

Ça m'a fait rire, toutes ces bourrasques me font toujours rire et ensuite excitent ma pitié pour ces malheureux qui n'ayant aucun malheur se martyrisent eux-mêmes à cause de ne rien faire.

Je ne comprends pas aujourd'hui Hamilton, ça veut dire que demain je saurai quelques nouvelles horreurs et mourrai de désespoir.

Je regarde tous les soirs cette chère photographie où il y a un morceau du duc de Hamilton.

Rien dans les journaux. Attendons encore.

A six heures au moment où j'allais me baigner Dina sort de sa chambre et nous causons et rions quelque temps, moi demi-nue.

Mon réveil est en réparation et je me lève par inspiration.

Nous sortons à trois heures juste after my English lesson.

Il y a du monde en vérité.

Une seconde Gioia paraît, pour Nice du moins. C'est une cocotte peu connue Pauline, qui depuis un mois est sous la protection d'un Anglais. Dans un mois, elle a su se loger à la promenade des Anglais au premier, avoir un coupé et une victoria, deux chevaux, une femme de chambre à la mode, tablier de guipure, tous les jours une nouvelle toilette, de beaux bijoux et acheter au comptant pour neuf mille francs de dentelles. J'espère que c'est rapide. Je crois qu'elle fera du chic ; cette saison pour sûr.

Cette femme n'est ni belle, ni bien faite (robe verte, bien).

Nous drive, lorsque je vois que Bête est suffoquée, et me dit:

- Voyez Wittgenstein, parole d'honneur, regardez !!!

En effet nous vîmes passer Wittgenstein et sa belle, elle est très élégante et pas trop laide, même jolie si elle n'était pas aussi vieille. Dans une minute nous tournons et nous les voyons encore. Mais ce beau Wittgenstein est laid selon moi, je croyais vraiment qu'il est beau et je voulais le voir pour juger moi-même. Il a l'air abruti, les joues pendantes, il a l'air féroce. Il est je crois réduit en esclavage par cette femme et c'est cela qui lui donne cet air gloomy et dull.

Quelle différence avec Hamilton ! Quel animal a jamais osé dire que Wittgenstein est mieux que Hamilton ? Hamilton est beau comme Apollon ! Et ce Wittgenstein n'a de beau que sa taille et sa grosseur.

Je crois qu'il se grise à la russe.

Cependant si maman pouvait s'en emparer je ne serai pas fâchée mais où cela la mènera-t-elle ?!! ?!! Il faudrait moi dans sa peau pour cela. Dans la mienne je ne puis rien faire pauvre petite de quatorze ans ! Je ne suis pas libre, je ne puis pas agir. Et pour ficher cette Rosalie il faut du tact...! car elle tient bon cette petite singesse malfaisante !

[Dans la marge: Parce que Wittgenstein a une fois regardé maman dans la rue, je m'imaginais déjà qu'il en était amoureux.]

Si j'avais dix-huit ans et surtout si j'étais libre, les choses n'en seraient pas là avec cet animal roux. Dans toutes choses il faut agir: "Aide-toi, Je t'aiderai".

J'irai à Bade, je le suivrais partout, et avec l'aide de Dieu surtout, et de mon maigre extérieur ensuite, je remporterai peut-être la victoire.

Mais comment faire ayant les mains et les pieds liés par des tantes, des grands-papas, des professeurs, oï, oï, oï ! Quels bataclans mille trompettes ! Les leçons, des institutrices, la famille !!!

Qu'est-ce qu'on peut faire avec ça ?!!!!!! Tandis que lorsqu'on est libre comme le vent....

Mais pourquoi je rêve à des choses impossibles maintenant, et inutiles peut-être, après. Puisqu'avec Hamilton c'est fini ! C'est affreux.

Nous marchons avec Bête et une femme marchait presque à côté de nous et disait je ne sais plus quelles impertinences à Bête. Nous montons en voiture pour éviter cette folle poissarde. C'est l'amie de l'ex-avocat de Bête qui, abandonnée par lui, a la folie d'être jalouse de Bête.

Ce soir je suis très triste !

Khalkionoff est chez nous. Je harangue, je chante, je ris, mais je suis bien malheureuse !

Le jour je suis distraite, je dis, j'entends, je vois et j'oublie, mais vers le soir lorsque je me calme mon malheur me revient avec toute sa force triplée, car au lieu d'être réparti sur chaque heure, il est réservé pour les deux heures d'après dîner.

C'est égal !... J'aime le duc de Hamilton; c'est la pure vérité. Comme c'est malheureux que Dieu ne veuille pas me le donner. Nous serions si heureux !

Je l'aime¹ tendrement maintenant, jusqu'au sacrifice s'il le faut. Non, je ne suis pas très sûre de ce dernier, d'ailleurs je ne sais pas seulement ce que c'est. Ma douleur n'est plus aigüe et effarouchée et inattendue, mais elle est lente, calme et raisonnable, elle n'est pas pour cela plus faible. Je n'ai plus de ces explosions ardentes et folles, j'ai tout dépensé, il me reste le fond qui est le plus amer.

¹ voir dans les trois livres précédents.