Dimanche, 19 octobre 1873
# Dimanche, 19 octobre 1873
Je vais encore en chemise chez ma tante où on raconte la journée d'hier à Monaco. On a vu M. et Mme Wittgenstein, où plutôt le prince Wittgenstein et sa cocotte. Nous disions tous qu'elle est vieille et laide. La tante dit qu'il lui donna le bras, alors papa dit que peut-être c'est sa femme. Bah ! on disait que Gioia est la femme de Hamilton, alors papa dit qu'il ne croit pas que Hamilton ait quitté Gioia mais nous lui dîmes qu'il se marie à Lady Montagu:
- Quel imbécile ! La vie aurait passé comme un rêve agréable.
- Non papa, comment est-ce possible, et à qui le duché serait-il resté ? La lignée se serait éteinte.
On disait que Gioia doit être bête, parce qu'elle n'a pas su garder le duc, et que la Wittgenstein sait garder le sien.
- Non, ma tante, elle le garde parce qu'il n'aimait personne sérieusement, mais à un jour donné s'il rencontre une femme qui lui plaira, cette même Rosalie sera fichée au diable comme Gioia, etc. etc. etc.
Nous allons à l'église (robe verte, bien), je retourne à pied avec les Anitchkoff et un ami à eux M. Lubimoff, un vieux très haut placé à Pétersbourg. Après déjeuner on m'ennuie avec Miloradovitch. Je vais accompagner tous à la gare et une fois près du wagon M. Anitchkoff me prie, me prend par la main et me fait monter en wagon. Je n'ai pas dit un mot jusqu'à Monaco, je suis tellement triste. Mais ce qui est le plus curieux c'est que je deviens nerveuse. Il n'y a personne de bon, tout est une canaille de dimanche. Audiffret aussi en tube pour le dimanche. Je m'assis près de maman et je jetais cent sous à noir, il y eut une série, j'ai gagné cinq louis en mettant un louis à chaque coup. J'eus assez, et nous allâmes sur la terrasse avec les Anitchkoff. M. Anitchkoff me présenta à son ami comme une personne sérieuse, laborieuse, positive et un caractère de fer. C'était un peu pour me vanter que je n'ai plus joué. Je ne restai qu'une heure à Monaco, à cinq heures nous retournons, mais je suis tout à fait triste et abattue. Les Anitchkoff nous mènent chez eux, je ne voulais pas dîner chez eux, je m'excusai de toutes les manières mais Monsieur insista tellement que je dus monter. Cette hospitalité qui s'impose est insupportable ! Je monte avec ennui mais aussi avec le dessein de m'évader. Une fois dans la salle à manger, je reste une minute, puis je sors par une autre porte, le cœur me bat de peur d'être attrapée, j'ouvre la grande porte et le manche se casse, je le remets et je descends vite vite l'escalier, je passe comme un voleur le jardin, je traverse la rue et je me trouve chez moi, enfin !
J'ai faim, mais hélas ! on a dîné et on dit qu'il n'y avait rien de bon, on met le couvert. Je monte chez Dina, on va au théâtre. J'y trouve Bête qui se coiffe. Dina me dit que Pitou a détruit mon deuxième jockey-cap. J'en suis extrêmement fâchée, et le tout ensemble me fait pleurer. Tous les ennuis sur moi ! Je suis vraiment fâchée que ce souvenir de l'exposition soit perdu à cause de ce maudit animal ! Je dîne en pleurant. Il n'y a rien à manger. Mais je n'ai plus faim. Je suis trop malheureuse pour avoir faim. Le moindre bruit me met hors de moi. Par exemple lorsque papa mâche je deviens enragée et pour ne pas éclater je me bouche les oreilles. Je ne trouve plaisir en rien. Avant lorsque fatiguée de travailler je rentrais dans ma chambre je pensais avec plaisir à ma prière et à mon lit. Maintenant, je prie calmement et le lit m'est indifférent parce que je ne puis penser à rien sinon à ma douleur. Généralement avant de m'endormir je bâtissais quelques châteaux en Espagne, et je m'imaginais une dizaine de scènes. Maintenant à quoi penserais-je ?! Je m'endors en souffrant, mon sommeil, avant précédé de doux rêves, est maintenant précédé de l'impuissante jalousie et de rage encore plus impuissante. Je me couche tard ce soir, demain je doit être up à cinq heures. Nous parlions de la beauté, moi, Dina et Bête. J'ai dit mon goût, et les hommes que je trouve beaux. Namely, l'héritier de Russie, ses frères, Alexis et Voldémar, mais de ceux-là, je n'ai qu'un vague souvenir. Le duc de Hamilton, lord Hamilton, le baron Merck et M. Boreel.
J'ai dit aussi que la couleur rousse est celle que j'aime le mieux.
Lord Hamilton n'est pas du tout de mon genre, tout le contraire, mais il est une exception. Il est brun, mince, juste assez pour que je le trouve laid. Eh bien, je le trouve beau au contraire. Et c'est le seul homme noir et mince, qui me plaît.
[Annotation: 1875. Johnstone est brun et me plaît.]
Je ne suis pas mieux aujourd'hui, il y a une semaine que j'ai su cette nouvelle détestable et toute cette semaine est une suite de larmes intérieures et de regrets étouffés.
Je suis folle ! Contente de n'avoir rien lu de nouveau j'ai la folie d'entretenir quelque espoir bien caché et bien faible. Le malheur est trop grand pour qu'il puisse être vrai. Je ne puis m'habituer à ne plus prier pour lui, et ne plus espérer en lui. Je suis tellement habituée à cette pensée qu'il me semble impossible de l'abandonner.
Cette idée et quelque chose de cher qu'il me semble impossible de détruire, de cesser, d'oublier.
Et pourtant c'est vrai, c'est fini.
Mais non, c'est impossible ! Que ma prière de tous les soirs pendant un an ne soit pas entendue ! Que je doive me séparer de ce cher espoir que j'ai entretenu pendant un an entier ! Que Dieu soit aussi cruel ! Non, non ça n'est pas, ou bien si ça est, alors pas pour toujours ! Je prierai Dieu de m'éclairer.
[Annotation: 1875. Remarquez ce pas pour toujours, le mieux c'est que je pense la même chose encore aujourd'hui.]