Bashkirtseff

Mardi, 7 octobre 1873

OrigCZ

# Mardi, 7 octobre 1873

Moins on a à faire moins on a de temps. J'ai renvoyé tous les maîtres dans l'espoir d'aller à Monaco, mais on n'a pas encore reçu l'argent et à mon grand désespoir nous restons à la maison.

A onze heures je vis devant les fenêtres Paul et Trifon avec le fusil, je saute au jardin par la fenêtre et nous allons au coin du jardin tirer. Mes mains tremblèrent un peu lorsque pour la première fois de ma vie j'ai [Rayé: touché] pris un fusil chargé, surtout parce que maman a tellement peur. J'ai pris pour but une citrouille à vingt pas et j'ai parfaitement tiré, toute la charge était dans la citrouille. Le deuxième coup un papier de vingt centimètres carrés, encore une fois, j'ai attrapé et une troisième fois, dans une feuille, encore réussite. Alors je deviens toute fière, toutes mes craintes disparaissent et il me semble que j'ai assez de courage pour aller à la guerre. Je porte en triomphe la citrouille, le papier et la feuille et les montre à maman qui est très fière de moi. Mais elle ne peut pas être tranquille, papa et ma tante commencent leurs horreurs. Papa chante une messe funèbre et ma tante d'une voix brisée (en matière sérieuse, elle prend toujours un ton plus haut, ce qui lui fait faire des quacks), et de toute sa force se mit à crier au crime ! Horreur, terreur, malheur, mort, tremblement de terre ! Tout est en jeu. J'ai la cervelle brûlée, les jambes coupées, je suis estropiée de toutes les façons. Je suis un monstre moral et je deviendrai un monstre physique !

Elle gesticule ignoblement ! Pauvre maman qui était contente avec moi, ne peut résister à de si effrayants exemples et prédictions, et aussi parce qu'elle ne voulait pas prendre mon parti contre ma tante et aussi parce que son imagination était enflammée, elle aussi se présenta toutes sortes d'horreurs. Alors c'est un ouragan, un tonnerre fortissimo ! Un Typhoon du désert ! On crie, on se lamente, on expose mille exemples terribles et plaintifs, je restais tout le temps calme et souriante, j'ai crié mais seulement pour qu'on entende ce que je disais.

En vérité qu'y a-t-il de mauvais à tirer ? Je ne deviens pas pour cela une de ces détestables femmes-hommes aux lunettes, jaquettes d'hommes et cannes. Tirer au fusil ne m'empêche pas d'être douce, aimable, gracieuse, svelte, vaporeuse (si je puis employer ce mot) et jolie (?). Pour tirer un coup j'enfonce le chapeau sur la tête, je soulève le collet et j'écarte une jambe pour être plus sûre mais le coup parti, je me retourne aussi gentille, élégante et femme que si je cueillais des bleuets en chantant une pastourelle. Seulement mes yeux brillent plus que d'habitude et mes joues sont plus roses.

Lorsque je saurai bien tirer, je n'enfoncerai plus le chapeau etc. mais même pour viser je resterai femme with the addition d'une bravoure qui ne me rend que plus extraordinaire.

Je suis tout au tir, je suis homme, dans l'eau poisson, à cheval jockey, en voiture jeune fille, en soirée femme charmante, au bal danseuse, au concert rossignol avec des notes extra-basses et hautes comme un violon, j'ai une machine dans la gorge et des sons qui pénètrent dans l'âme et font bondir le cœur. Dans ma chambre je suis Vénus, si j'avais de jolies mains et de jolis pieds je serais une perfection, mais ni les uns ni les autres ne sont remarquables; ni belles ni laides. En me voyant avec le fusil on ne pourrait pas s'imaginer que je puis être nonchalante et molle, chez moi et cependant lorsque quelquefois je me déshabille le soir, je mets un long manteau noir qui me couvre à demi et je m'assieds dans un fauteuil, parole d'honneur je parais si molle, si nonchalante, si douce et gracieuse (ce que je suis en réalité) que, encore, on ne peut plus se figurer que je puisse tirer.

La plupart des femmes sont ou bêtes ou affectées ou ni l'un ni l'autre ou tout simplement vaches ou encore "femelles", je suis une rareté, je serai instruite, si Dieu veut bien que je vive et me bénira, parfaitement faite, une assez jolie figure, une voix sublime, de l'esprit, du tact, avec cela je serai femme. Heureux, heureux l'homme qui m'aura, il aura le paradis terrestre ! Pourvu qu'il sache m'apprécier... qui ?... Miloradovitch fi ! fi ! non merci ! ce petit rien-du-tout. Est-ce qu'il me comprendra. Et l'autre canaille est trop entiché de sa belle cocotte pour que son esprit s'ouvre et comprenne. Ah ! animal tu ne sais pas ce que je suis, que tu es à plaindre ! Pauvre ignorant ! C'est-à-dire que la misère me touche au cœur et que je le plains à pleins poumons ! va ! ...

Revenons à notre orage domestique sans en attendre la fin. Je vais encore tirer, cette fois à trente pas ou trente-cinq environ. J'ai tiré avec succès, le dernier coup était capital. Je suis heureuse. J'ai écrit à Worth pour la robe de maman et ma jaquette. A cinq heures nous sortons avec la princesse, je me suis habillée pour le dîner, robe grise toile, fichu tulle et Bruxelles, coiffure de tous les jours. J'étais simple et gentille. J'ai vu seulement une fois Gioia, je l'ai remarquée, à force de chercher, je perds.

Je descends au croquet, j'y trouve Khalkionoff, Arson, Paul et Dina, je prends la balle de Dina, nous pûmes à peine achever, il fait sombre et le dîner est servi. Je suis entre papa et Arson. Ce petit Arson est un garçon simple, assez bête et un peu Niçois. J'ai parlé anglais, il dit que je parle comme une Anglaise, sans accent. J'eus avec M. Abrial une discussion sérieuse (on a fait cela pour montrer mon esprit) sur les Etats, je m'en suis bien tirée et, preuve, on n'a pas été indulgent, ce qui prouve que l'on ne me cède pas comme à un ravissant bébé, mais on me parle comme à un homme. Je soutenais l'égalité et la supériorité de la femme.

Après dîner on a dansé, chanté, joué.

[Deux lignes cancellées]

On alla à la terrasse, clair de lune charmant. J'ai joué au petit cosaque, Walitsky et Dina dansèrent, lui une prissiadka, to the great delight of the assistants. Nous avons dansé. Je ne sais pas danser avec forme, je danse par inspiration, ainsi j'ai valsé-fantaisie, on trouva que je valse admirablement.