Bashkirtseff

Jeudi 18 septembre 1873

OrigCZ

Jeudi 18 septembre 1873

Le professeur de mathématiques, le tailleur et Garach viennent. Le professeur arrangé, la livrée commandée, mais la robe rose n'est pas bien, elle sent Nice. Je l'ai donnée à refaire. Je veux aller au bain de mer, je dis à la princesse, mais Bête ne veut pas sans la permission de Walitsky, je monte chez lui et of course sans l'avoir je veux aller. Mais chez Walitsky on commence des plaisanteries sur le duc de Hamilton. Walitsky dit que j'aimais beaucoup à aller à Luisen strasse parce que Hamilton y demeurait. En ce moment Paul dit une absurdité:

- Oui, oui je me souviens, lorsque Gioia était malade on a mis de la paille dans la rue. Oh ! mon cher, tu as entendu sonner mais tu ne sais sur quel clocher ! et lui aussi il fait la même chose I

Walitsky représente en caricature Carlo, j'ai répondu à cela que Carlo est très gentil. Puis il fait des caricatures sur le duc, mais assez bien. Nous avons parlé de Bade, du Tir, des courses, du duc beaucoup. Et toutes les fois je rougissais. Bête me dit qu en profil je rappelle Gioia. Lorsque j'ai dit que le duc est à Bade, qu'il a tiré, Bête me dit:

- Et pourquoi ce monstre est ici, Gioia ?

- Est-ce que je sais?

- Ça veut dire qu'ils sont séparés et que tu seras duchesse, ma belle chérie.

Qui au monde pouvait lui dire que je pense... c'est-à-dire que je buvais de l'eau de Seltz de la bouteille.

- C'est Hamilton qui boit ainsi ? demande Walitsky.

- Non, Hamilton boit de l'eau-de-vie dans des verres.

- Non, dit Bête, aux courses il boit du vin ainsi.

C'est la plus belle heure de la journée, on n'a fait que parler de lui.

[En travers: Non pas la plus belle heure de la journée, mais la plus belle journée depuis qu'il est parti. Je relis ces lignes incohérentes et en les relisant je bénis le jour où j'ai eu l'idée d'écrire mon journal.]

Je n'ai plus de repos, je ne sais pourquoi mais j'ai le désespoir dans le cœur. Il est toujours devant moi, encore aujourd'hui j'en ai rêvé ! L'hiver approche, et il viendra. A cette pensée si je suis assise je me lève, si je joue du piano je cesse, et ne puis continuer pendant quelques minutes, si je parle, je me tais, enfin il se fait un bouleversement complet. Je suis agitée, je ne puis penser à rien, dans le cœur quelque chose se passe qui me presse la respiration et me coupe la voix. J'ai un frisson dans le dos. Et je bats du pied le tapis comme un cheval impatient ! Le désir de le voir, l'espérance, la crainte, l'incertitude, le désir [Rayé: qu'il m'] d'être aimée par lui, l'impossibilité d'un tel bonheur, me rongent ! Il se présente sous son plus bel aspect, et en même temps quelque chose me dit, ne pense pas qu'il t'aimera, est-ce qu'un homme se marie si sa vie n'est pas celle d'un marrying man ? Ce n'est pas son caractère. Tu es folle, tu veux ce qui est impossible, il ne fera jamais attention à toi et s'il se marie, c'est pas avec toi, qu'est-ce que tu es ? Une petite fille, une folle !

Mon Dieu, mon Dieu, c'est trop pénible, oh ! ayez pitié de moi.

Je n'ai aucun espoir et je l'aime tant ! Mon Dieu donnez- moi des paroles pour exprimer ce que je sens I!

Est-ce que je lui demande de changer de vie, de vivre com­me les bons maris ! Non, je ne veux que prendre la place de Gioia avec le titre de sa femme. Qu'il fasse ce qu'il veut et qu'il me donne quelques heures, une heure par jour et que je sache qu'il m'aime ! Etre ce que Gioia est pour lui, voilà ce que je veux. Mais pour le monde, sa femme.

[Rayé: Il me plaît tel qu'il est et s'il changeait je serais au désespoir]

Je ne veux pas qu'il me traite comme une femme et qu'il aille chercher des distractions chez une Gioia. (((Non tout en étant sa femme, je veux être sa maîtresse '))). Mais il ne me comprend pas ! Il ne sait pas que je ne suis pas comme tout le monde. Il pense (et s'il pense ?) que je suis une petite enfant gâtée, volontaire et oisive, ne m'occupant que des robes en lesquelles j'étais fort ridicule.

Ah ! comme j'étais heureuse, lorsque je pouvais tout dire avec un 0 et un X.

Je vais à la mer, maman, papa et ma tante, tous en un mot veulent s'y opposer. Comme toujours, et comme toujours je n'écoute personne. Mais sans plaisanter, ces gens-là me gâtent tous mes plaisirs.

Avant tout ils chantent une messe funèbre et me rendent méchante (robe écrue de Dina, bien), bottines de Ferry, charmantes. Maman ne vient pas. Moi seule avec Bête. Je mon­tre tout ce que je sais, je nage sur le dos, simplement, je plonge, je fais tout en un mot. Pour finir avec pompe, je fais avancer le pont et me jette dans la mer.

Sur cela, je sors pour ni pas détruire l'effet. Mais je sors encore de la cabine en costume et jette Prater du pont. Sur la plage il y a quelques personnes assez bien, une dame bien. Saëtone et un Rodionoff noir causent du bataclan. Tout cela commence à se mouvoir et à vivre. La saison approche !

Maman vient me chercher et nous partons, mais à pied.

Ah ! diable on commence à me regarder. Je vois main­tenant que ce n'est pas parce que je mets quelque chose de mal, mais tout simplement on me remarque moi. Pourquoi ne pour- rait-on pas admettre que je puis attirer l'attention du monde. Et pourtant c'est vrai, partout on me remarque, partout et toujours.

Maman a dit que lorsque je sortais de la cabine tout le monde a regardé mes pieds.