Dimanche 7 septembre 1873
Dimanche 7 septembre 1873
Je mets ma robe grise, toute fraîche, le volant autour du cou et la croix rouge sur un ruban bleu très mince et clair (un peu fatiguée, mais bien). Je lis "Le ravin". Vers trois heures la princesse, ma tante (Makaroff parti) Walitsky vont à Monte-Carlo. Maman veut aussi, mais nous restons seules. Alors je propose d'aller et nous allons. J'ai joué moi-même et gagné. Il est temps de descendre pour le train de cinq heures mais maman fait tout traîner. Enfin nous descendons mais hélas trop tard, trop tard, j'ai manqué le départ ! Comme nous remontions, la tante nous rencontre, elle aussi voulait partir.
Je suis très mécontente et maman est fâchée pour moi. Elle me propose de dîner, les plats du jour ne sont pas prêts et nous jouons encore. Au restaurant il y a beaucoup de monde et nous ne pouvons trouver une table, alors le rat mouillé Zibine offre la sienne, j'accepte avec répugnance, mais heureusement tous les joueurs viennent et nous étions en bonne compagnie.
La princesse joue, je ne sais pas quoi elle pense ! Elle emprunte, elle perd et elle n'a pas de quoi rendre. Elle a dit bas à ma tante mais j'ai tout pu entendre, que deux hommes à sa table parlaient, ils me trouvaient ravissante, belle, gracieuse; puis l'un dit que je suis Russe, non, dit l'autre, une Anglaise, mais non c'est une Allemande. Qui est-elle ?
Bon Dieu, moi le sujet d'une curiosité ! Ce doit être des vilains, des bons ne pourraient pas me trouver belle. C'est pour sûr une invention de la princesse.
Encore une fois, pourquoi me regarde-t-on ? Je fais tout pour être simple, je mets des robes simples, ni un ruban, ni un nœud, ni des fleurs, une robe de toile grise toute simple, un chapeau de paille avec un ruban noir et une plume de coq. Et yet on me regarde, et encore plus. Aujourd'hui par exemple.
On ne se moque pas de moi, j'en suis sûre. Je ne suis pas drôle, il y a un an j'étais un peu ridicule mais maintenant, non.
Huit heures approchent, encore la même histoire avec maman, je lui dis qu'il est temps, non pas encore. J'aurais pour sûr manqué le train si Walitsky n'était pas descendu avec moi. Nous n'avions que quatre minutes, nous courons et je le regrette: juste au coin du casino je vois Gioia qui monte appuyée sur le bras d'un beau jenôme [sic]. J'avais envie de retourner, mais insensiblement je me trouve en bas. Je n'ai que le temps de monter, Walitsky aussi.
Georges est chez nous. Walitsky m'a dit en secret que pendant notre absence il a osé (oh, je rage I) amener Anna à dîner. Toutes les fois maman s'en allait. Mais comment a-t-il osé H! Je ne puis comprendre, me figurer cette audace !
Quel cochon ? mais papa aussi est un fameux cochon, un fou, un dépravé, un sacrilège d'encourager cela. Mais je frissonne à cette seule idée.
Oh ! mon frère n'osera même me dire qu'une telle et telle existe. Est-ce que je permettrai ! Mais s il osait... non il n'osera jamais, plutôt mourir !
J'avoue qu'après ces belles choses, la présence de Georges m'a été désagréable. Lorsque j'ai dit que la femme est égale à l'homme on m'a répondu que non, que la femme a son ouvrage et l'homme le sien. L'homme par exemple est professeur, la femme doit être ménagère à la maison.
Walitsky:
- Alors Hamilton fera courir et Marie est obligée de décrotter les chevaux à l'écurie ? et encore une ou deux bêtises sur le duc de Hamilton.
Je ne rougis plus, mais je ne puis m'empêcher de sourire lumineusement et plus je me retiens, plus c'est lumineux.