Samedi 6 septembre 1873
Samedi 6 septembre 1873
De chez Worth, un fichu. J'ai commandé tête-de-nègre.
Première leçon avec M. Brunet, de littérature, grammaire, rhétorique, histoire, mythologie. C'était une espèce d'examen.
Walitsky dit de telles choses à Makaroff que maman qui était couchée dans sa chambre et moi nous nous tordions de rire. Est-ce qu'on peut aller (Makaroff demande des conseils sur le voyage à Gênes, il va) à Gênes en petit bateau; que ça prend deux jours, ou achetez une bouée en caoutchouc, on peut nager de Savone à Gênes, puis il cause sérieusement et dans quelque temps, encore:
-Là se produisit un accident (vrai) et des gens tirèrent la locomotive, mais les passagers grimpèrent par la montagne, car le tunnel s'était effondré.
Que Mac-Mahon alla se présenter au pape et que ce dernier refusa de le recevoir disant qu'il ne reconnaît pas les républiques et n'a rien à faire avec des présidents. Mac-Mahon en homme militaire le provoqua en duel mais le cardinal Antonelli sortit et dit à Mac-Mahon que le pape ne peut se battre et qu'il ne sait manier les pistolets. Puis une quantité d'absurdités extraordinaires que j'ai oubliées. La scène se passe le soir, ils sont seuls, maman est couchée et je suis près d'elle. Encore qu'il faut respirer l'arnica une fois, près de Conte il y a je ne sais quelle eau oxygénée. Le pauvre Makaroff ne dormira pas et respirera son arnica. Le tout est dit par Walitsky avec un sérieux sublime.
Je lis par à coup "Le ravin" , il y a des scènes si drôles, le rêve de Vikentieff est extrarisible. En lisant tout bas j'ai éclaté comme une bombe. Jamais je n'ai lu rien de plus drôle, naturel et avec tant d'humour.
Vraiment malgré mon mépris pour les romans je veux lire "Le ravin". Raïski est ennuyeux parfois, mais le reste charmant. La grand-mère sublime, Marfinka comme beaucoup. Véra folle, Marc original insolent, Vikentieff plein d'humour et de verve. Chaque mot de lui est amusant. Les cinq rêves sont originaux et jolis. Dina veut raconter le rêve de Vikentieff comme le sien. En changeant les noms. Au lieu de Nil Andrieivitch Nicolas, de Polina Karpovna Mme Vigier, etc. etc. Jamais je n'ai lu rien d'aussi drôle que ce rêve. Il est nécessaire de lire tout pour apprécier la plaisanterie. Ce n'est rien sans connaître les personnages.
Sur le balcon au clair de lune nous avons fait des fantômes avec Dina. Sous mon tulle j'étais effrayante. Dina m'a prié de cesser.
On a encore touché Hamilton, la princesse m'a demandé (conversation sur Mme Paskevitch, Carlo etc.) si j'ai entendu comment parle Paskevitch anglais (nous parlons anglais) et plusieurs autres, si le duc parle bien:
- Je n'ai jamais entendu.
- Mais vous avez entendu comme il parlait, il était à côté de vous.
- Oui, une fois, français.
- Il doit parler comme une vache espagnole.
- Au contraire, très bien.
Puis on parla de la course de monseigneur Carlo. Au nom Hamilton j'ai rougi, maman s'est détournée.
J'aurai toute ma vie de quoi rougir. Pourquoi les autres font le diable à quatre et ne rougissent point ? !
[Page intercalée: Un O indiquait que j'avais vu Boreel, autant de O autant de fois je l'avais vu. Une croix X, que je l'avais regardé et plusieurs que lui m'avait regardée.]
[Annotation: 1875 mars : Tu veux ce qui est impossible, il ne fera jamais attention à toi, et s'il se marie ce n'est pas avec toi ! Qu'est-ce que tu es ? Une petite fille, une folle. Ne pas être superstitieuse, est-ce possible quand on voit de pareilles choses, quand on prédit ainsi, quand on sent d'avance ce qui arrivera et qu'on s'en tourmente ! C'est effrayant comme je pressentais juste, effrayant !]
Il a plu hier fort et avant-hier, il fait frais. Ce matin froid; je suis heureuse, je vis, je respire, je renais.
Maman me donne ses chemises venues de Paris. Elles n'ont pas de manches, elle n'aime pas. C'est cela que j'aime.
J'écris au clair ou plutôt à la lune, aux nuages, on ne la voit pas. J'ai des yeux bons, je les abîme, c'est la dernière fois que je fais une bêtise, il fait très sombre, je vois à peine.