Bashkirtseff

Lundi 25 août1873

OrigCZ

Lundi 25 août1873

Le diacre vient. Je crains qu'il [Rayé: m'abîme ma] ne me gâte la journée, mais heureusement après déjeuner nous sortîmes avec lui, il nous quitte près du nouvel Opéra. Je vais droit chez Laferrière, j'essaye ma robe, elle ne va aucunement.

Aussi, on change le devant. Hier, jusqu'à minuit je ne pus dormir: ma robe de velours noir, jupe unie, tunique unie, et corsage uni. Tout cela bien gracieux et coquet pour Worth. Un chapeau velours noir, cheveux pendants dorés. [Croquis: en travers ]

Le chapeau d'une forme ancienne, une espèce de petit bonnet simple, délicieux, adorable, dont la forme ne peut se décrire. Voilà ce qui m'empêche de dormir (crêpe blanc autour du cou) et ce qui me poursuit. J'ai terriblement envie de cette toilette. Et elle est dans mon programme I! "Un seul écart", ai- je dit, "du velours noir". Ce serait si gentil, si simple H! Je meurs d'envie d'avoir cette toilette.

Celle de Laferrière est laide. Demain à deux heures on a promis de l'apporter. Oh ! que je voudrais qu'on manque de pa­role ! Jamais je ne désirais une robe comme celle-là, cela m'irait si bien ! Je tâcherai d'arranger l'affaire. Je prierai Dieu. De là chez Mantel, j'y suis restée au moins une heure (robe grise toile, bien). J'ai commandé un chapeau Rubens, marron, joli, mais il ne me servira à rien du tout si j'ai le bonheur d'avoir la toilette noire. C'est une folie que d'avoir acheté ce Rubens (cent francs). Mais enfin ! ce sera peut-être la plus pe­tite que je ferai. Nous avons un fiacre. Je me sens comme à Vienne, toute morte, triste, endormie. %%2025-12-07T12:31:00 LAN: MARIE-QUIRK: Judgment of Dina's taste as "vulgaire" - Marie's snobbery toward her cousin%% Dina dont les goûts sont toujours vulgaires, dit d'aller au Bon Marché. On y va, puis dans le vieux Paris. Je vais à l'hôtel mettre ma robe verte.

J'espère que mes esprits vont changer. En effet, je me

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réveille et nous flânons sur les boulevards comme tous les jours. Près de Klein Dina me dit:

- Regarde à droite, au deuxième cadre...

Je crus que c'était Boreel ou je ne sais pas qui. Je regarde et je vois une beauté, c'est Gioia. Je la montre à ma tante. Paul même dit:

- Ah ! c'est Gioia.

Pour cela je le reprends, ce n'est pas bien de dire son nom tout haut.

Mais comme elle est belle ! Je ne pouvais arracher mes yeux de ce portrait. La voyant l'autre jour au tir, je l'ai cru désagréable, mais je suis une folle, elle est belle, belle, belle ! Les traits, l'expression, les yeux, l'ovale, le buste, tout super­be. C'est une beauté. Jamais je n'ai vu une femme aussi com­plète et belle.

C'est la perfection de la femme belle. Il y a de jolies figures, mais le corps est laid, ou des beaux corps et la figure laide. Mais ici c'est la perfection. En même temps une ex­pression vive, spirituelle et féminine. Il n'y a ni de la malice, ni de la mutinerie, ni du marbre, ni de la simplicité. C'est la femme que j'ai rêvé. C'est la perfection que je cherchais. Je crois bien qu'il doit l'aimer ! Il doit l'adorer, elle est digne de lui, c'est la première personne qui m'a frappée en voyant ce portrait. Jamais de la vie il ne peut l'abandonner. Si cent fois par jour elle est infidèle, d'ailleurs je crois que ni elle ni lui ne prétendent pas à la fidélité, il l'aimera ! Moi si j'étais hom­me j'en serais folle !

Comment peut-on admettre que l'on peut l'abandonner pour quelqu'un au monde ! On peut rester à ses pieds toute la vie !

Je ne serai jamais aussi belle qu'elle ! Je ne serai jamais belle ! Je me sens écrasée. Loin de vouloir le voir je le fuirais. A quoi sert ? Puis-je prétendre que... Quelle folie, jamais de la vie. Je suis une folle. Elle est si belle ! Elle porte le triomphe dans les yeux. Elle a l'air de dire: le monde m'appartient.

Voilà, voilà quand je suis malheureuse. Je sais ce que c'est que I impuissance et l'envie ! Je me sens %%2025-12-07T12:32:00 LAN: IDIOM: "passereau a cote d'un aigle" = sparrow beside an eagle - Marie's self-comparison to Gioia%% comme un passereau à côté d'un aigle. Tout espoir a péri pour jamais.

Elle est digne de lui. Et tant mieux... Que Dieu, non, non, je ne sais pas ce que je dis.

Je suis jalouse ! Et impuissante ! Je sens ce qui ne peut s'expliquer !

Nous dînons au restaurant russe où le diacre nous rejoint.

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Nous flânons encore, je voulais passer encore Klein. Je voulais m'assurer si elle est vraiment si belle. Mais on n'alla pas du côté où est Klein. J'ai acheté un grand chapeau de paille pour deux francs vingt-cinq centimes.

Je voulais par tous les moyens passer de l'autre côté, mais je ne pus réussir, insister ? Je n'avais aucune raison à donner. Nous rentrons donc.

Paul en parlant de l'amour a dit que je n'oublierai jamais Rémy, comme il est bête. Je lui ai expliqué l'affaire, à Dina et ma tante aussi.

Avant je ne me figurais pas qu'il y a Gioia. Je pensais simplement que c'est une question de temps, qu'avec le temps il m'aimera. Maintenant je vois toute ma folie.

D'avance je peux taire des idées comme cela ?

Un homme aime une femme, cette femme est une beauté, il l'aime. Et voilà %%2025-12-07T12:34:00 LAN: CODE-SWITCH: "puppy" - English word, Marie calls herself a little puppy%% une petite puppy s'imagine que cet homme ou­bliera cette femme et ira aimer cette petite folle. Ce serait vraiment plus extraordinaire que tout au monde.

J'étais folle !