Mardi 19 août 1873
Mardi 19 août 1873
Déjeuner à l'hôtel (robe verte, pas mal). Nous sortîmes à pied. Errer sur les boulevards, chez Jouvin j'ai commandé une douzaine et demie de gants. Je m'habille moi-même, on me donne deux mille cinq cents francs par an. J'ai reçu mille francs. Après Jouvin, nous prîmes un fiacre et chez Laferrière. J'ai commandé un costume %%2025-12-07T11:35:00 LAN: PERIOD: "tete de negre" = dark brown color (literally "negro head") - period fabric color name, now offensive%% tête de nègre, drap et garni de faille: trois cents francs. Je suis étonnée du bon marché. Je m'attendais à quatre cents au moins. De là à la rue de la Paix. Tout d'un coup ma tante dit:
- Voilà les Boyd.
- Où donc ?
- Dans ce magasin.
- Et Berthe aussi ?
- Non, les deux grandes.
J'entrais dans le magasin sous prétexte de demander le prix d'un ouvrage, ce sont bien elles. Mais Blanche %%2025-12-07T11:36:00 LAN: IDIOM: "changer de cheveux" = to change hair color - Blanche now darker%% a changé de cheveux, elle est presque aussi foncée que ma tante, une odeur de poudre et davantage s'exhale d'elles. Je continue mon chemin. Quand on est à Paris, on ne sait pas où passer le temps. Je sais seulement qu'insensiblement nous nous trouvâmes à la veille des six heures. On alla droit chez Ledoyen aux Champs- Elysées, il y eut beaucoup de monde. Paris n'est pas Nice, il est inutile de le décrire, chacun sait ce que c'est, ce qu'on y voit. C'est assez de dire que j'ai passé les Champs-Elysées.
Les hommes sont très beaux, Anglais ou Français, si bien mêlés ensemble qu'on ne les distingue presque pas. Je vois un chapeau gris fer. Dina dit: "Carlo Hamilton," au moment où je disais qu'un chapeau gris à Paris est trop ville d'eaux.
Alors elle répète que c'est la première fois, je n'avais pas compris:
- Vraiment ? Non !
- Mais oui, ne saute pas de la voiture, dit-elle en faisant un geste pour m'en empêcher.
Ma tante regarde avec indignation ces élans. [Rayé: Elle ne me regarde pas.] Elle évite de me regarder et fait des yeux sérieux. Je ne l'ai pas vu, j'ai vu le chapeau, sans savoir à qui il est.
On doute de tout, eh bien, ce soir je me suis permis de douter, si j'aime vraiment le duc de Hamilton ? Voilà mes réflexions: je ne l'aime pas, c'est l'imagination, j'ai tant pensé à lui que je m'imagine des choses qui ne sont pas. Je pourrai me marier avec un autre, aimer un autre, %%2025-12-07T11:37:00 LAN: MARIE-QUIRK: "embrasser" = to kiss - intimate reflection for 14-year-old, shows romantic preoccupation%% embrasser un autre.
Je m'imagine la femme d'un autre, il me parle, il me touche... ah ! non, non, non, jamais de la vie. Je serais morte d'effroi H! Tous les hommes me dégoûtent excepté lui. Dans la rue, au théâtre, au salon, je puis les supporter, plus encore, sans eux je m'ennuie, les hommes sont nécessaires. Mais quant à aimer un d'eux, ou bien m'imaginer qu'un homme peut embrasser ma main avec amour, me met hors de moi. Je ne m'explique pas bien, je ne sais jamais m'expliquer, mais je me comprends. A propos, très souvent je tâche de savoir ce que j'ai au fond de moi-même, bien caché, enfin la vérité, moi, mon âme, car tout ce que je sens, ce que je dis, ce que je pense est seulement %%2025-12-07T11:38:00 LAN: MARIE-QUIRK: "en surface" - Marie's philosophical introspection on knowing her true self%% ★en surface Eh bien, je ne sais pas, mais il me semble qu'il n'y a rien, [Rayé: c'est-à-dire que] l'un des deux ou trop ou rien. Comme, par exemple, quand je vois le duc, je ne puis pas me rendre compte si je le hais ou si je l'adore.. Quelquefois même je m'enrage, je veux entrer dans mon âme, et je ne puis. Lorsque j'ai à faire un difficile problème, je commence; je pense, il me semble que j'y suis, mais au moment où je veux rassembler tout, vérifier et comprendre, tout se perd; tout s'en va et je ne comprends rien, et au moment même ma pensée s'en va si loin, si loin, que je m'étonne, et ne comprends rien. Tout ce que je dis n'est pas encore %%2025-12-07T11:39:00 LAN: EXPRESSION: "mon fond" = my depths/true self - recurring theme in Marie's diary%% mon fond.* Je n'en ai pas. Je ne vis qu'au dehors. Rester ou aller, avoir ou n'avoir pas, m'est égal; mes chagrins, mes joies, mes plaisirs, mes peines n'existent pas.
Je ne suis rien ! Si j'imagine la mort de ma mère, ou l'amour de Hamilton, alors seulement j'entre dans moi. Et encore ce dernier, non; cela me paraît tellement incroyable, impossible, surnaturel, que je n'y pense qu'en dehors, que dans les nuages, que là où je ne comprends rien. C'est cela qui me rend folle ! En vérité je deviendrais folle %%2025-12-07T11:40:00 LAN: EXPRESSION: "for interieur" = inner conscience/innermost self - philosophical term%% en mon for intérieur. Cela me met dans un état affreux. Assez, je n'en finirai pas. Le soir (c'est alors qu'on a vu lord Hamilton) au théâtre des Folies Dramatiques: "La fille de Madame Angot", %%2025-12-07T11:42:00 LAN: PERIOD: "toquade" = craze/fad - Paris fashion for this operetta%% la toquade des Parisiens. Je m'enrage de ne pouvoir chanter les airs, je les ai retenus tous !
Ce Paris ! je ne crois pas que j'y suis. C'est donc là cette fameuse ville, d'où l'on tire tous les livres, de qui tous parlent. Tous les livres sont sur Paris, sur ses salons, ses théâtres, ses buvettes même; et sur ses quartiers les plus C'est là... la perfection de tout.
Il n'y a rien au-dessus de Paris ! On veut avoir les meubles perfectionnés jusqu'à la divinité. Paris ! les toilettes, Paris ! les salons, Paris ! les hommes, Paris ! les femmes, Paris ! les vices, Paris ! la vertu... Je n'en sais rien... mettons Paris !
Enfin le monde c'est Paris, Paris c'est le monde ! Enfin j'ai trouvé ce que je désirais, sans savoir quoi: %%2025-12-07T11:43:00 LAN: MARIE-QUIRK: Rhetorical chiasmus "Vivre, c'est Paris, Paris, c'est vivre" - Marie's literary style%% Vivre, c'est Paris, Paris, c'est vivre. Je me martyrisais, car je ne savais pas ce que je veux. Maintenant je suis tranquille, je ne suis plus incertaine, je vois devant moi, je vois ce que je veux.
- Déménager de Nice à Paris, louer un appartement, le meubler, avoir une voiture à soi, et des chevaux comme à Nice, et entrer dans la société par l'ambassade de Russie.
Voilà ! Voilà ce que je veux ! Ah, encore ! Devenir... non, plus tard. Comme on est heureux quand on sait ce qu'on veut. Et alors je pourrai connaître le duc de Hamilton. C'est le principal.
Mais voilà une idée qui me déchire, qui me tue, qui me torture, qui, ah ! il n'y a pas d'expressions assez fortes ! C'est que je suis laide ! Oh ! c'est affreux. Je ne sais d'où me vient ce malheur, j'ai tellement enlaidi que je ne puis en croire mon miroir. Mais la Vierge aura pitié de moi !!! Je m'adresse à Elle, Elle ne m'abandonnera pas !