Bashkirtseff

Samedi 3 février 1883

Orig

# Samedi 3 février 1883

Il y a un entrefilet du "Gil Blas" de ce matin qui dit: - On annonce un grand bal costumé dans un hôtel des environs du Parc Monceau que la colonie étrangère a surnommé la maison du crime. On dit que pour le cotillon on organise une figure spécialement conçue pour cette fête et appelée "la danse des poissons".

"Le Gaulois" avait annoncé hier un bal costumé chez nous. Est-ce une raison pour croire qu'il s'agit de nous ? Oui. C'est assez absurde pour ne pas trop s'en inquiéter, mais j'en reste tuée. Vous savez que les parents de ma tante lui ont fait un procès qui a duré dix ans pour prouver que son mari était fou lorsqu'il lui a légué sa fortune. On savait que nous finirions par le gagner et on a d'autant plus usé de tous les moyens de diffamations. Ils ont fait courir le bruit que M. Romanoff a été empoisonné [Rayé: mais] s'ils n'ont pas osé en parler officiellement dans le procès. Vous savez qu'il reste toujours quelque chose de la calomnie et que tous les hommes sont plutôt heureux de répéter des infamies.

Je n'ai pas besoin de dire à quel point ces pauvres femmes sont innocentes, j'avais douze ans alors et je me souviens de tout et je comprenais tout. S'il y avait eu l'ombre de possibilité de joindre ce soupçon au procès on l'aurait fait... On n'a pu que le dire en l'air... Comme vous savez cela suffit. On l'a répété à Nice, Mme Tutcheff, d'autres. Maintenant à Paris, ça a été entendu, vaguement, de loin, dénaturé; on a dit que c'est Mlle Bashkirseff qui avait empoisonné son père...

Ça je ne m'en plains pas, ça a fait rire tout le monde et nous fera plutôt du bien en donnant aux autres stupides infamies un caractère d'impossibilité.

[En travers: La maréchale Canrobert est venue avec sa fille (qui a travaillé avec moi chez Julian) mais elle n'est entrée que dans l'atelier où je suis restée avec elles.]

Vous me direz que ce sont nos fêtes qui nous attirent le commencement de "mauvaise presse" et je vous répondrais que si nous vivions enfermées on inventerait des mystères et des atrocités... Il n'y a rien à faire, il y a des gens comme ça, voués aux chagrins et aux tristesses. Sans la Bailleul je n'aurais jamais pensé à nous reconnaître dans cette saleté, mais depuis qu'elle m'a annoncé des articles contre nous je guette tous les matins cet ignoble journal qui tous les matins publie une demie douzaine d'atrocité et de saleté sur un tas de gens que je ne connais pas et qui se reconnaissent sans doute les pauvres, beaucoup d'anecdotes scandaleuses sont inventées je parie pour plaire aux lecteurs qui demandent au "Gil Blas" autant de pornographie que possible. Mais que veut dire danse des poissons ?

On n'a pas la prétention de faire croire que nous recevons des Alphonse... Et alors quel rapport avec le reste ? Les choses par trop invraisemblables ne nuisent pas, et presque personne ne nous reconnaîtra... Seulement ceux qui l'ont fait imprimer l'exploiteront certainement et le mettront sous le nez de ceux qui n'auront pas compris...

C'est égal je suis extrêmement impressionnée d'autant plus qu'il n'y a rien à faire.