Bashkirtseff

Jeudi 1er février 1883

Orig

# Jeudi 1er février 1883

C'est en hésitant que je m'habille pour aller à l'ouverture des aquarellistes. Heureusement Mmes Gavini et Randouin seront avec nous, seule avec maman... pour rien au monde.

Ne pas être saluée par Bastien ou je ne sais quelle avanie de vilaine femme dont a parlé la Bailleul. Mme de Bailleul est une sous-préfète de l'Empire, qui s'est lancée dans les salons où l'on joue... C'est chez elle que nous avons connu la Bari, Bargigli etc. des femmes qu'il a fallu lâcher, des ennemies... Elle est vieille, grosse, mal fichue et se croit jeune et belle ! Des cheveux poudrés, une peau saine et ferme et la taille aussi longue que la tête et de largeur double... Enfin je la crois mécontente à cause de ses amies qui la promènent en voiture elles, et au théâtre que nous avons lâchés et puis nous la produisons jamais les jours chic... Enfin elle m'a effrayée et mon cœur bat sous le corsage de velours gris... Oh ! une toilette charmante, tout en velours gris, chapeau aussi. Le corsage drapé et agrafé par deux agrafes d'argent. Un jabot de dentelles, des souliers et des bas gris et une figure rayonnante dès l'entrée... Car on me regarde beaucoup... C'est si bon. Une soirée que le ciel m'envoie comme une adorable compensation...

Saint Marceaux d'abord... L'ayant invité sans succès je suis plutôt froide et toujours sous le coup d'un certain trouble que me cause ce grand artiste à tête de Shakespeare; et lui est plutôt gracieux. Je voudrais tellement faire sa conquête ! Et pourquoi ? Ah ! voilà... C'est un homme qui travaille énormément et qui ne va que très peu dans le monde... [Mots noircis: mais je le comprends] est-ce que je fais des visites ? Seulement quand ça me fait un vrai plaisir...

- - Mais vous savez, je ne vous invite plus...

- - C'est peut-être un moyen de me faire venir...

- - Nous allons bien voir...

Et puis Bastien... Ah I Bastien lui est tout à fait affectueux, gentil, aimable...

Ah ! mais je suis si surprise de le voir comme ça. C'est comme un rayon de soleil... Je retrouve du coup assurance, gaieté, verve...

Et moi qui, après quatre mots échangés, voulais m'éloigner par dignité... Il m'a presque retenue parole d'honneur; nous causons quelques minutes. Il a été malade, il est très pâle, fatigué, quelque chose de triste comme un enfant...

Il [Mot noirci: et voudrait bien venir si on lui permettait] de s'en aller de bonne heure... Je m'attendais à ce qu'il m'en veuille...

Quant à l'architecte que nous voyons dix pas plus loin il m'apprend qu'il allait m'écrire une longue lettre pour s'inviter avec son frère, puis nous les y avons autorisés...

- - Ah ! je n'ai pas besoin de vous, je viens de le voir lui-même.

- - Mais je veux vous l'amener...

- - Je m'arrangerai dorénavant pour qu'il s'amène tout seul... Je suis contente.

- - Il m'a juré de ne jamais aller sans moi...

- - Ah ! vous voulez passer à son ombre-

Je serais bien restée encore... Revoir Saint Marceaux... Mais la Chambre est en permanence, on va voter l'expulsion des princes ou quelque chose d'approchant... Séance jusqu'à deux heures du matin peut-être... Vous pensez si nous y allons tout en pensant à Saint Marceaux qui n'a pas eu l'air de me voir tout en me parlant et à Bastien qui m'a regardée si bien... Des yeux qui s'atachent... Vous savez ce que je veux dire... Ça m'a semblé peut-être. Pourquoi pas je suis en beauté.

Vous pensez si ces pauvres parlementaires sont heureux de voir arriver vers onze heures ces quatre femmes si élégantes ! Paul Leroux, Roy de Loulay, Gavini, Jolibois et d'autres sont réquisitionnés et nous entrons dans la tribune du Président... Je sens que je suis bien, du reste plusieurs ont demandé à Gavini qui sont ces jolies femmes... Le panache rouge d'Odette et ma plume grise... Odette a quarante ans mais encore belle... Les beaux discours sont finis, on vote, on vote, on vote; deux discours... Un de Madier de Montjan, moi j'aime bien ce vieux républicain... C'est fini à minuit. On a voté la loi Fabre... Absurde... Enlever les grades aux princes... Expulser ou exiger renonciation.

Enfin pour ce soir, là n'est pas la question... Je suis ravie... Seulement je crois que Cassagnac ne m'a pas vue, Ça c'est embêtant... je voudrais me montrer à lui brillante..

Vous savez qu'il n'y a encore que lui... Oui, c'est l'avenir...