Samedi 27 janvier 1883
# Samedi 27 janvier 1883
Après un mois d'obstination je n'en peux plus. Cette étude avec Dina ne vaut rien. Ne vaut rien parce que c'est au dessous de ce que je puis faire. Elle n'a pas mis de mauvaise volonté dans la pose. Oh ! non mais de la nonchalance et lutter contre ça est désespérant...
J'ai bien assez d'avoir à battre contre mon incapacité et mon ignorance, enfin quand on a fait tout ce qu'on peut et que c'est mauvais... Ça ne fait rien, mais faire médiocre et avoir conscience qu'on est capable de mieux et que ça n'y est pas et c'est par la faute d'une autre... Là est la rage suprême ! ... Le pot au lait de Perrette,... Le voilà brisé, ça se fend en une crise de larmes.
Je prendrai un modèle et je le referai en une semaine, je vous en fais le pari... Enfin là n'est pas encore la question-
inutile de lutter, voilà le fin mot de toute une vie...
Quoique je fasse, quoique je veuille, quoique j'espère... Néant ! Si la providence si l'on veut, ou le sort, ou le Dieu aveugle et cruel de la haut, enveloppe cette atroce persécution de toute la logique des évènements humains... Mais...
J'ai été faire voir la peinture à Tony, ce n'est pas mal mais je puis faire mieux.
Je le savais seulement il me parle de mon Salon et cela me fait du bien. J'avais peur d'en parler...
Il y a beaucoup de monde, des Russes qui ont médit de nous viennent à présent, comme les Kanchine...
Et ce soir je reçois un mot de cette vieille drôlesse de Bailleul qui me dit mystérieusement qu'elle a à me communiquer quelque chose de presser, mais qu'en attendant de la voir je sois bien prudente, que je prenne bien garde... à
Evidemment il s'agit de la Mackay puisqu'elle m'en a déjà parlé dans les mêmes termes, que je prenne garde à moi, qu'elle est très méchante--- Qu'est-ce que c'est encore ? Ah ! Ça ! Mais je ne pourrai plus vivre si ça continue.
Mais c'est insensé ! Est-ce que je rêve ? J'ai peur seulement d'une chose c'est que toutes ces misères et toutes ces persécutions ne me poussent à quelque coup de tête... Je patiente depuis longtemps espérant toujours que cela va changer... mais les coups redoublent... Horrible malheur, infâmes calomnies, infimes misères... Tout se suit et je sens que c'est le commencement de la fin... de ma patience... Alors des idées folles... Qu'est-ce que je vais faire ou devenir ? On ne sait pas... poussé à bout... A force de s'entendre dire qu'on a volé on peut devenir voleur de rage... On dit de moi je ne sais plus quoi, tout au monde... vous rappelez-vous la peur et l'horreur que me causaient l'aspect des cocottes... On m'accuse de me mal conduire ou qui, je ne sais plus... et pour que cette Mme Mackay ait de telles inquié-tudes il faut qu'elle me croit capable de lui prendre son peintre comme amant alors ou comme mari... Ma tête s'en va...
Maintenant pour en revenir à des misères moins tragiques... Bastien-Lepage ne reviendra plus, jamais; cela se comprend. Il ne pourra même pas m'être utile pour le Salon comme à Breslau... Mais la maigre brune et sale quoique remplie de talent Breslau ne pouvait inspirer de jalousie à [Mots noircis: sa vieille] demi-cocotte... Et moi qui avais des projets... nous faire un salon de célébrités de tous genres, ce Bastien-Lepage enfin... Quoi de plus naturel, il a une maîtresse qui est jalouse et qui a peur de moi... C'est tout simple mais le résultat... est quoiqu'il advienne ceci: je suis poursuivie par un inexorable guignon.
Alors des idées... Peut-être que ça se conjure... des prières... je ne crois qu'aux miennes, les messes payées ne sont pas efficaces... Tenez pourtant, il y a trois femmes qui tous les soirs et tous les matins prient du fond du cœur pour moi: maman, ma tante et Dîna seraient toutes les trois prêtes à prendre pour elles toutes mes tristesses, maman et ma tante remercieraient Dieu du matin jusqu'au soir s'il voulait bien les rendre sourdes et aveugles à ma place... Dina aussi peut-être... Elle est si bonne... Maman ne laisse pas passer une messe à l'église, lorsqu'il y a trois services par semaine, elle va aux trois, très occupée à travailler je ne peux aller à l'église que rarement, un dimanche par mois et encore, mais maman me remplace et prie pour moi et la voyant presque toujours sans moi on dit que je ne vais même jamais à l'église, que je suis si artiste et de là à dire nihiliste, fumant la pipe, se grisant etc... Tout ça se tient...
Vous voyez que les prières de ma pieuse famille me profitent...
Et ceci in tutto.
Et la conclusion ?? Se coucher et mourir ?... Il m'arriverait encore des infamies dans l'autre monde... Alors lutter ? Mais oui... Je déplore amèrement d'avoir à jouer ici bas ce rôle mais je ne l'ai pas choisi... Tâcher de vivre tout de même... Peut-être les esprits contraires se lasseront-ils...
Du reste si je deviens... Je me tuerai... L'inconnu de la mort plutôt que l'éternel silence...
Tout ça n'est pas possible ! Ce n'est pas moi ! Je rêve ! Je vais me réveiller de cet effroyable cauchemar !
Et en attendant et malgré les grandes phrases, la vie se déroule, les jours se suivent, les petites choses que les idiots disent de mépriser et qui font la vie, se suivent; et tout me torture... Et malgré tout ma jeunesse se révolte contre toutes ces misères, elle crie à l'injustice, elle veut sa part de jouissances et de bonheur. Est-il possible mon Dieu que je sois condamnée !
Pourquoi tant de choses affreuses et injustes ! Si c'est Dieu... Pourquoi ne pas nous laisser croire qu'il est terrible et sans [Mot noirci: pitié ] Et quoique je dise [Mots noircis: mes vingt ans espérant] encore [Mot norici : s'amourachant] à tous les semblants de sourires du sort, courant après le bonheur... Et ce tissu de déboirs et de misères irait toujours jusqu'à la mort !?!
Enfin, tout peut changer, tout peut se refaire, je serai peut-être heureuse, aimée, célèbre... Mais il y a cette chose terrible... Cet évènement noir, effroyable, irrévocable, ce malheur éternel... Cela est et c'est pour toujours.
Je deviendrais la plus célèbre, la plus enviée, la plus adorée que ce sera toujours là pour me ternir toutes les joies, pour empoisonner tous les triomphes...
Si j'en ai... Alors une de ces questions qui font paraître l'enfer du Dante tout rose et parfumé: Et si je n'ai rien ?...
Bastien-Lepage est le plus grand des modernes, Cazin rend la nature dans ses paysages et dans aucun musée je n'ai vu de paysagiste comparable à lui, il vous transporte dans la nuit, il vous fait respirer l'air de la mer dans ce tout petit tableau de nuit bleue avec une barque se détachant en noir. Il fait sentir l'odeur du foin après une pluie d'orage, ils vous rend rêveur devant son ciel tout étoilé, et la petite maison à la fenêtre éclairée... c'est un magicien, un créateur, un merveilleux artiste. Bastien-Lepage est pour les êtres vivants ce que Cazin est pour [Mots noircis: la figure], le ciel, la pluie, le vent... Ces figures vivent dans le sens le plus complet, le plus absolu.
Ce n'est plus du talent. Il a fait son propre portrait qui est extraordinaire de vérité, il s'est peint au moral, on lit son génie sur sa figure... Comprenez-vous tout ce qu'il y a de sublime dans cette double reproduction... C'est une glace qui reflète l'image reflétée par une autre glace. C'est comme la sculpture de Saint Marceaux, c'est d'une profondeur, d'une intensité... Cela vit enfin ! Cela vit. comprenez-vous et ces êtres qui vivent sont choisis et comme expliqués, éclairés dans leur être intime par ce grand artiste. Cazin, Bastien-Lepage, Saint Marceaux.
Voilà la sublime trinité, les trois merveilleux génies qui rayonnent sur notre époque artistique.