Samedi 1 3 janvier 1 883 - 1er janvier
# Samedi 1 3 janvier 1 883 - 1er janvier
Dès le matin j'ai envoyé chercher l'architecte pour arranger l'atelier, mais au lieu de cela nous avons causé de Gambetta, en sa qualité de lorrain vous jugez s'il a été empoigné. C'est lui qui a arrangé le voile du Palais Bourbon.
Enfin c'est ce soir notre bal, Coquelin et Reinchemberg jouent à la Porte, et puis une petite opérette qu'ils chantent. Tout se passe très bien, beaucoup de monde, des jeunes gens en quantité et des dames très chic. La duchesse de Fitz-James, le général et Mme de Charette, Mlle de Charette, Mme Johnston (amie des Charette) sa fille et puis les Gavini, comtesse Duros, la princesse Bonaparte, etc. Une grande soirée enfin, un beau cotillon. Mais c'est si vide pour moi, il n'y avait pas une âme pouvant m'intéresser. Je me proposais d'être très aimable pour tout le monde et joue à une espèce d'entorse que je me donne avant le bal; je suis obligée de remuer aussi peu que possible. A trois heures on monte souper à l'atelier et je prends une table sur l'estrade avec Saint Amand, Alexis, Dusautoy, Emile Bastein. Il y a eu plus de deux cents personnes, malgré des lettres de contre-ordre lancé au dernier moment par un méchant idiot quelconque. On a soupçoné Soutzo, Alexis au moins. Je crois que c'est plutôt Bojidar qui s'est brouillé avec ma tante. Enfin cela n'a pas énormément nui par bonheur. Nous restons vers cinq heures en famille avec Michka et Emile Bastien qui est bien le meilleur des êtres.
Et aujourd'hui entrée tragique de Soutzo, vert, blanc, pâle, les larmes aux yeux. Il ne savait même pas qu'il y eut soirée hier, jamais, jamais il n'aurait été capable de cette infamie des lettres, etc. etc.
[En travers: je ne suis ni jolie ni bien habillée. C'est comme exprès. Mme Kanchine qui nous avait lâchées a demandé à être invitée et est venue avec sa fille et d'autres dames russes connues chez Mme Engelhardt qui vient là également. ]
Enfin il a pleuré et puis lorsque presque d'inconscience. Enfin c'est tout de même épouvantable pourvu que mon sang-froid du moment n'aille pas se résoudre ensuite en accès de désespoir, comme c'est arrivé pour la mort du grand, du noble, du calomnié, du génial Gambetta.
Enfin... Qu'on dise que je suis excentrique... je l'ai été, que je suis toquée, que je donne trop dans les arts, que je fume que... je me grise, que je dessine d'après le nu, tout cela se tient pour certaines gens, que j'ai été amoureuse de Cassagnac, que [Rayé: que j'ai été] Mlle Acard m'ait été préférée, que à Rome la famille d'Antonelli ait été contraire à un mariage, que... Enfin toutes ces choses plus ou moins vraies et que je craignais qu'on dise et qui me semblaient des mensonges et des atrocités si humiliantes et que à présent moi-même je suis prête à croire vraies en comparaison de ce qui se dit maintenant. Mais ça, et de moi !! Il y a des jeunes filles qui sortent, qui flirtent, qui voient continuellement des jeunes gens, dans le monde, dehors et auxquelles on dit, il arrive de donner même des rendez-vous et puis des histoires... Mais moi, enfermée dans cet atelier, enfin je n'ai rien à vous dire, vous avez suivi ma vie...
Je ne sais plus que dire, que croire, comment être, et devant chaque imbécile je vais trembler comme une coupable devant un juge.
Et ce monde a été créé par Dieu, et ceci se passe avec son autorisation, et il est partout...
Il n'existe pas ! Ou bien... Ou bien c'est l'Etre suprême, qui n'est pas un Etre, qui est la suprême essence dont l'utilité pratique ne m'apparaît pas.
Et Julian, il a cru comme les autres et d'après les autres un tas d'infamies. L'autre jour encore il parlait de Dumas et nous disait avec un sourire qu'il parlait souvent de moi avec quelqu'un qui en parlait chez Dumas et que décidément on s'occupe de moi beaucoup et que grâce à ce qu'il dit de moi, Dumas s'occupe de cet être étrange, intéressant... Ce gros paysan que je croyais si fin et si sympathique parle donc de moi de façon à ne pas... On ne se rend compte des nuances que par échappées, lorsqu'on vous raconte quelque chose ce n'est plus ça il faut saisir au vol... Vous savez que souvent avec Julian nous causons et très intimement, moi en toute confiance comme avec quelqu'un qui me connaît par cœur et devant qui on a des fanfaronnades de roueries, je me vantais d'être forte, sceptique, de parler de tout, de rire. Donc l'autre jour on est amené à parler de mon cœur et il me dit:
- - Nous pouvons tout nous dire ?
- - Je crois bien, allez-donc.
- - Vous le prendrez comme cela doit être pris... Vous savez, les hommes entre eux.
- - Mais allez donc.
- - Eh bien je rencontre l'autre jour un de mes amis qui vous avait vu et entendu parler de vous et qui me dit: qu'est-ce que c'est donc que Mlle une telle, tu la connais, est-ce qu'elle a... des... aventures ? Vous comprenez je gage. Et bien je lui ai répondu: mon cher il n'y a que ça (montrant la tête) le reste n'existe pas.
Ainsi il n'a pas été indigné, il n'a pas dit: mais vous êtes fou, mais vous ne savez donc pas qui c'est etc... Il a simplement répondu ce qui était son opinion, que je ne vivais que par la tête et que le cœur et le... reste n'existaient pas pour moi. Il n'y a rien à ajouter... Aussi ne dirai-je rien. Je suis à terre. Tout cela est irréparable.
Mais quelle revanche il faudrait pour seulement se consoler de tant d'injustice, de tant d'atrocités, de tant de malheurs... Et comme il n'y a pas de Dieu, je n'ai pas d'espoir.
Il ne faut pas croire que ce pauvre et naïf Soutzo se soit permis de dire cela sans que je l'y ai poussé avec une insistance sans réplique et pendant que maman était dans la chambre à côté.
Ainsi moi qui me croyais si fière, si pure, et qui pour étonner laissais souvent entendre que je suis très rouée... Cela n'étonnait pas, cela paraissait tout simple... Ainsi lorsque je dis que j'adore Saint Marceaux et qu'on le lui répète, il n'y voit pas du tout un enthousiasme de jeune fille d'artiste, d'enfant gâtée, il y voit peut-être des provocations, des invites... à la recherche d'aventures... Mais ce serait horrible I! Mais ce serait à pleurer pendant mille ans ! Mais où est Dieu ?!!!
Et quand par amour de choses théâtrales et romanesques, quand j'aurai dit cela à Julian ou à Bastien-Lepage, engageant bien entendu, et qu'ils me croiront sincères, et qu'ils seront indignés avec moi, et puis après ? Cela ne changera rien. Nous serons deux ou trois à nous indigner et voilà tout.
Mon Dieu, je veux croire en vous, ne pas croire serait... mourir de désespoir dans de telles circonstances, Mon Dieu faites que cela s'arrange ou plutôt que je sois rassurée, que je me fasse illusion que... je sois consolée.
J'ai eu un instant l'idée de voir Cassagnac ou de lui écrire.
Mais quoi à quel propos ? On dit des infamies de moi, vous savez que c'est un mensonge, défendez-moi.