Bashkirtseff

Lundi 9 janvier 1 883

Orig

# Lundi 9 janvier 1 883

Vraiment cet homme remplissait la France et presque l'Europe. Tout le monde doit sentir que quelqu'un manque; il semble qu'il ne reste plus rien à lire dans les journaux, rien à faire à la Chambre. Il y a sans doute des hommes plus utiles, obscurs, travailleurs, inventeurs, administrateurs patients... Ils n'auront jamais ce prestige, cette magie, cette puissance. Exciter l'enthousiasme, le dévouement, grouper [Mots noircis: courir les partis] être le porte-voix héroïque de la patrie; ce n'est donc pas utile, habile, admirable ? Incarner son pays, être le drapeau vers lequel tous les yeux se tournent au moment du danger... Ce n'est donc pas plus que tous ces mérites de cabinet, ces vertus et ces habilités sages de [Mot noirci: fatalismes] mûris. Mon Dieu Victor Hugo mourrait ce soir que cela ne ferait rien à personne, son œuvre est là quoiqu'il advienne et il importe peu qu'il soit mort aujourd'hui ou il y a dix ans, et puis il a accompli sa carrière. Mais Gambetta c'était la vie, la lumière du jour renaissant tous les matins, c'était l'âme de la République, c'était la gloire, la chute, le triomphe ou le ridicule du pays entier. C'était les évènements, c'était la parole; c'était une épopée en action et en discours dont on ne ressaisira plus jamais ni un geste ni une inflexion de voix. Prodigieuse incarnation d'un parti qui est presque la France entière, et de toute façon dispensateur de tout ce qui faisait vibrer les cœurs de sympathie, de crainte, d'envie, d'admiration ou de haine.

Et c'est fini pour jamais.

Que va devenir Rochefort et à propos de quoi fera-t-il de l'esprit. Et qui empêchera le développement du talent de M. Clémenceau ?

Au Père Lachaise il y a eu une procession formidable du peuple. Jamais, dit un journal, on n'a vu un pareil lendemain.

Si j'avais eu le bonheur de connaître cet homme je ne sais ce que je serais devenue à présent...

La maladie et la mort de Gambetta,

L'Allemagne et Gambetta,

Les manifestations,

Les couronnes,

Gambetta intime etc.

On lit cela dans les journaux et cela paraît si incroyable, si atroce, si injuste, comme...

Ma famille trouve que je suis bien bonne de rester abattue pour des choses qui ne me regardent pas. Et Dusautoy dit que de tels sentiments ont cela d'horribles que je préférais toujours aux miens, à un homme qui m'aura donné son âme et sa vie, quelque grand homme, quelque héros à qui je n'aurai peut-être pas parlé deux fois et à qui je me dévouerai. Il n'y a pas de danger, je n'aurai jamais tant de bonheur, moi je passe à côté ou en dessous.

C'est tout de même triste.