Dimanche 7 janvier 1883
# Dimanche 7 janvier 1883
Maintenant la lecture des journaux est curieuse, "Le Voltaire" fait pleurer, "Le Figaro" sèche les larmes par un compte rendu impartial peut-être mais qui enlève les illusions et l'enthousiasme et c'est toujours dommage.
Moi j'adore le discours de Brisson, oui nous sommes décapités comme a dit Hecht, oui, Gambetta était la poésie et la tête de notre génération.
Je dis nous. Mais n'ayant pas le bonheur d'être française je suis pour la fraternité des peuples et la République universelle.
Les gens de la "Justice" pour rassurer les républicains assurent que les hommes ne sont rien et l'idée est tout. Alors donnez-nous une monarchie constitutionnelle puisque les hommes ne sont rien. Non ? Alors comment expliquez-vous que les hommes ne sont rien ?
Il me semble à moi que les hommes sont tout et que le principe républicain comporte cette idée d'une façon absolue. Oui le gouvernement des hommes élus pour leurs mérites d'où qu'ils viennent. Et ce qui pourrait être par trop... poétique dans ce système modéré par les institutions républicaines. Les hommes ne sont rien, stupide erreur, fleur de jalousie. Les hommes tels que Gambetta se feront toujours choisir, mais pour qu'ils soient utiles il faut la République.
Pourquoi donc cette absence de douleur qu'on signale dans les funérailles de Gambetta comme on l'a signalé dans celles de Mirabeau ? C'est que c'est l'impression véritable et incompréhensible que j'ai éprouvé moi-même...
La "Justice" parle du caractère païen de la cérémonie, les grâces et les poésies de cette existence d'athénien communiquées à son convoi... C'est peut-être... Peut-être la grandeur de l'homme, les honneurs rendus à la majesté du génie ne laissent-ils pas de place à l'attendrissement désolé, au désespoir de cœur que peut inspirer une mort plus humble...
Skobeleff, Gambetta, Chanzy, Adrien, l'alliance franco-russe et l'écrasement de la Prusse...
Avec Skobeleff et Gambetta et Chanzy la France reprenait l'Alsace-Lorraine et nos provinces Baltiques n'étaient plus menacées, tandis que maintenant.
Julian dîne et Tony vient le soir. De quoi voulez-vous qu'on parle si ce n'est du Mort ?
Quel vide. Quel étonnement.
On ne se rendait pas compte de son vivant de ce qu'était cet homme. Lisez le discours de Brisson. Moi je deviens de par la toute puissance de l'émotion, française et patriote jusqu'à en mourir.
Dans ces grandes émotions pour ainsi dire abstraites on est remué jusqu'aux sources de la vie-même et l'on atteint à des hauteurs de sentiments qui enorgueillisent Gambetta... Son nom lui ressemble.
Regardez un portrait et voyez: Gambetta, n'est-ce pas ? Mais les noms ressemblent aux hommes, voyez Floquet, ses cheveux rejetés en arrière, la bouche pincée, puis Grévy, celui-là ressemble au moral et au physique. Et Clémenceau ? Il y a là et de la rondeur et de la modestie et de la petitesse et de la sécheresse et de la précision. Quant à Rochefort on le voit écumer, insulter et agiter sa mèche.
Julian et Dusautoy écoutent mes belles phrases. Dusautoy croit que c'est arrivé et regrette que je sois femme, et Julian aussi mais avec un petit sourire pour ne pas paraître me gober comme le musicien.