Lundi 6 novembre 1882
# Lundi 6 novembre 1882
Nous sommes partis hier et nous voilà dans cet ignoble Poltava.
Papa, si je dis papa c'est que c'est court mais nullement par affection, donc papa très embarrassé d'argent et très malade nous martyrise [Mots noircis: lenteurs]. Nous aurions bien filé sans lui mais on dirait des abominations parce qu'il est très malade.
Personne ne comprendrait quelle torture c'est pour moi de perdre tant de temps et le désespoir qui peut en résulter. Ah ! c'est bien la dernière fois, je le jure. Enfin.
Il sait à quel point je veux partir et pour prouver qu'il ne m'obéit pas il fait des difficultés et des histoires. Il a laissé son bagage à Gavronzy et son valet de chambre n'a pas de passeport... Certainement il ne comprend pas de quelle importance ces retards sont pour moi, oui je veux croire qu'il ne le comprend pas. Il y a un proverbe qui dit que si vous asseyez un cochon à table il mettra ses quatre pattes dans les plats. Parce que je suis venue et que j'ai été gentille quatre semaines il s'imagine que cela peut toujours durer et que je pourrai n'aller à l'étranger que de temps en temps.
Ah ! le sot, l'animal, l'imbécile.
Ignoble trou de ville, horribles, sales et stupides habitants, grossiers, ignorants et corrompus. Et tous les Russes donc ! La race slave [Mot noirci: est] fausse, est lâche. On parle de la franchise russe. En voilà une bonne plaisanterie; les Russes sont sournois comme des esclaves, faux et menteurs avec des apparences de prends-tout-mon-cœur et une expansion dont on voit bien vite le fond.
Ah ! mon Dieu il me prend des peurs folles que je ne verrai plus Paris...
Nous avons déjeuné chez Alexandre et les journées se passent à battre Michka auquel j'ai donné ce soir un soufflet véritable. Il y a Alexandre, sa femme, Etienne; Paul et sa moitié, Nicolas, Michka, Dina, sa mère... Tout ça est plus ou moins brouillé ensemble mais on se rencontre chez nous.
Ah ! je veux m'en aller !
Peinture, progrès, succès. Ah ! misérable que fais-tu pour cela ! Ah ! je ne l'aurai pas volé, je ne l'aurai pas voilé, je ne l'aurai pas volé !
Charmant esprit, noble énergie, volonté de fer ! Ah ! j'ai tout cela quand il n'y aurait pour le prouver que la terrible vengeance que j'ai tiré de l'univers en disant pendant deux heures devant Paul, sa femme, maman et Dina que Poltava est un endroit immode, que ses habitants sont sauvages et dangereux, qu'à Gavronzy le potage est fait avec du pipi de chiens, que les cheveux des gens d'ici sont habités et que la cousine du gouverneur n'est qu'une Allemande qui est sa maîtresse.
Enfin sans doute ces gens-là ne peuvent pas comprendre... Paris, l'élégance, la célébrité ? Pourquoi faire, à quoi bon ? Les acteurs sont célèbres. Les peintres ne sont connus que de nom et en fait de nom on ne cite et on ne connaît que Raphaël, et puis on a des oléographes de barbouilleurs russes dont le talent est faux, mièvre et vide comme le caractère russe.
Quant à l'élégance ils ne croient qu'à celle des couturières de Harkoff qui a les "Modes de Paris" et les robes à nous sont "outrées", "exagérées" et "vraiment pour venir de Paris nous ne sommes pas bien mises".