Bashkirtseff

Lundi 18 septembre 1882

Orig

# Lundi 18 septembre 1882

Soutzo a l'air de me craindre, il se tient du reste avec une réserve et un tact que je ne lui connaissais pas.

Mon pauvre modèle étant malade je puis rentrée vers cinq heures et j'ai trouvé Tony qui cherchait son fond, nous avons encore causé plein air... Si vous saviez quelle souffrance continuelle que ces efforts pour entendre !! Je fais tout ce que je recherchais, je crains de me trouver avec des gens... C'est atroce.

Mais enfin je crois que le très terne peintre qui a l'honneur de diriger ma conscience d'artiste sera converti par moi et fera un tableau en plein air.

Du reste il dit qu'il ne dit rien contre le plein air et qu'on peint, nous sommes d'accord. C'est encore possible. Enfin le fond du portrait représentera le coin de la bibliothèque que je me propose de rendre célèbre.

En entrant dans l'atelier, non d'abord l'escalier, c'est-à-dire le palier est tapissé de rouge et orné de fleurs et de plantes. On traverse une petite antichambre tendue de rouge, et ornée de photographies de tableaux de maîtres, déjà sur le palier on voit la Joconde et le portrait du sculpteur de Vélasquez. En entrant dans l'atelier la grande fenêtre se trouve à gauche, une autre fenêtre drapée donnant sur le balcon est devant vous et en face est la galerie, le chœur, ce qu'on veut. A droite c'est-à-dire en face de la grande fenêtre (du Nord) se trouve la baie donnant dans la bibliothèque du fond de laquelle est le bureau noir comme toutes les boiseries, ce bureau bouche une fenêtre fermée d'un drap de Salamanque brodé et d'une autre étoffe orientale à envers soyeux, entre cette fenêtre-bureau et la fenêtre à gauche (tournant le dos à l'atelier) se trouve le coin que je veux rendre le plus joli possible, il y a là une plante dont le pied est drapé, des guitares, deux étagères surmontées de bougies rouges, sur ces étagères se placent les livres auxquels on a recours dans les moments tristes ou de paresse. Des Balzac, des Dumas père, Paul et Virginie, Ruy Blas, Byron, Montaigne, Rabelais, Dante Ariadne d'Ouida, Homère, l'Evangile etc.

L'angle est pris par un divan, protégé de la fenêtre par un paravent de satin bleu pâle brodé et drapé largement avec des houppes et des pompons.

Le reste des murs est couvert de rayons contenant les livres, [Mots noircis: le dernier rayon est] surmonté de fleurs qui font ainsi une bordure à presque toute la chambre. Une lampe rose est clouée au dessus du bureau à l'angle de l'antichambre, je vais faire peindre une grande araignée dans le plafond. Un grand fauteuil est devant le bureau, un autre énorme bas, une commode se promène entre la cheminée qui se trouve à l'angle opposé à celui du divan.

D'autres sièges qu'on verra à rendre pittoresques. Mais surtout pas de tapis de Karamanie et pas de sacs arabes qui reignent dans tous les ateliers. C'est odieux.

L'atelier n'est pas encore arrangé, mais il y a déjà un grand divan sous la fenêtre et dans le coin, on n'est bien que dans les angles, pour arrondir celui de l'atelier comme celui de la bibliothèque il y a un très grand palmier.

Des peintures partout, un paravent japonais, trente six choses, un squelette nommé Louise, une chouete empaillée au dessus de la baie. Il y aura un orgue sur l'estrade.

Quoi encore ? bonsoir. Je me décris avec une complaisance!... Je viens de lire du Balzac ! Et à ce propos... je me rencontre avec son de Marsay lorsque je parle de ce second moi qui reste toujours spectateur impassible des premiers.