Bashkirtseff

Dimanche 17 septembre 1882

Orig

# Dimanche 17 septembre 1882

J'ai posé chez cet orléaniste de Tony tout en noir, triste et se plaignant de ne pas dormir. Avec tous ses crêpes de famille... Quant au portrait... Il n'est pas assez bête pour ne pas voir que c'est "charmant d'arrangement", comme il faut, élégant et par conséquent !... Car avec moi on pouvait faire mieux, nous n'avons échangé qu'un mot à ce propos avec Julian... Il a dit que le portrait était très joli et d'un arrangement charmant et j'ai répondu:

- C'est vrai, c'est d'un arrangement charmant !

Et nous nous étions compris. Ça doit le tracasser, Tony, mais il ne peut pas avouer après quinze séances. Enfin il va mettre un autre fond, la draperie rouge disparaît pour faire place à mon bureau avec tout ce qui l'entoure, je serai chez moi, c'est toujours ça mais... Je n'en resterai pas moins en tenue de soirée et un éventail à la main. Enfin on voit les bras et le cou et les mains qui sont parfaitement ressemblantes et d'une exécution au dessus de ce qu'il fait d'habitude.

Nous avons dîné ensemble, Tchoumakoff et Soutzo en plus.

Après des potins du monde à table on est monté chez moi et nous nous sommes disputés sur des choses d'art car il faut vous dire que j'ai l'audace de représenter [Mots noircis: l'œuvre moderne] et que mon respectable maître a la vanité de se dire de la vieille école... Enfin je le flatte en le traitant de "moderne" c'est qu'il le croit... Est-ce que le moderne consiste à faire une actualité au lieu d'une Marie Stuart ? C'est l'opinion des niais et des ignorants, mais je me suis déjà expliquée à ce sujet. Ce qu'il y a, c'est qu'il persiste à dire que je ne pourrai pas faire le tableau directement d'après nature. C'est insensé. Pour le terrain, le ciel, le rocher, l'horizon... il dit que je ne le trouverai pas à copier exactement... Pas tout à fait peut-être mais je verrai ce qu'il y aura et s'il est absolument nécessaire d'arranger quelque chose... J'arrangerai la position des objets mais ces objets je les copierai pour que ce soit de la vraie terre, un vrai ciel... Je ne serai peut-être pas exposée ainsi à faire des pierres qui ont la forme de gros livres et qui sont mauves comme dans le dernier tableau de mon académique professeur... qui ne fait pas ce qui est mais qui arrange et calcule d'après des règles d'école... Ah ! C'est triste. Toute la difficulté consiste à trouver un endroit où planter ma toile pour pouvoir l'y laisser quant à travailler n'est-ce pas...