Lundi, 27 juillet 1874
# Lundi, 27 juillet 1874
Je me réveille à sept heures et demie et passe une heure devant ma glace, puis je mets mon amazone, et sors à cheval avec Dina, mais nos chevaux sont des chevaux de voiture et je suis obligée de descendre au manège, de prendre une voiture et de retourner. À la porte le Grec vient me parler et me montrer une invitation comique des Witoslowsky. Cette belle Polonaise lui fait la cour.
Le Grec vient faire sa visite de l'après-midi et fait ce qu'il a fait hier. Il m'a apporté une plante que l'on nomme porte-bonheur, je vais la sécher puisqu'il assure que cela porte bonheur.
Ce matin j'ai vu Gericke traverser la place et regarder tous les passants avec un sourire insensé. Il se cache si bien qu'on ne sait plus où il est. Si ce n'était la supposition de maman qui me revient quelquefois je ne penserais plus à ce monsieur. Je pensais avant qu'il me plaît, mais non, pour me plaire il faut être moins vulgaire. Il danse comme s'il levait des pierres.
Mais il faut que je raconte l'histoire de Bagatelle ! Bagatelle n'est pas morte ! Bagatelle a été écrasée par le supplément le jour de la promenade à Remonchamps, Paul était descendu avec elle et deux roues ont passé sur le cou de la malheureuse. Paul s'est jeté par terre pleurant et presque évanoui, maman a pleuré. On a jeté le chien dans la forêt le couvrant d'un papier pour que je ne le vois pas.
Tout cela se passait devant moi, Papari etc. à côté de moi le savait, maman et Paul pleuraient, tous se tourmentaient, moi seule j'étais aveugle et sourde, je n'ai rien vu, je n'ai rien compris. Je m'étonne et dis que les gens qui devraient savoir les premiers les choses qui les concernent les savent les derniers.
Mais je me console, le cocher trois jours après passait par la même route et par curiosité alla voir, eh bien Bagatelle parfaitement vivante s'était traînée jusqu'à la route et demandait du secours en hurlant, cet homme la prit, la soigna et dans quelques jours elle sera comme elle était avant.
Walitsky avait inventé que Bagatelle devint malade qu'il l'envoya chez le vétérinaire et que là elle mourut.
Puisqu'il me disait qu'elle était morte pourquoi inventer des bêtises inutiles au lieu de dire la vérité !
Dina est amoureuse, à cause de cette nouvelle elle a des élans tantôt rêveurs, tantôt féroces qui la rendent inconvenante. Je lui en ai parlé et puis à maman qui me dit qu'il n'y avait rien d'étonnant et que ce n'était pas trop tôt, sur cela je dis qu'il vaut mieux lorsque ça arrive tôt, que c'est comme une maladie nécessaire, plus cela arrive tard plus on le remarque et plus cela fait souffrir.
Heureusement j'ai fait mes premières armes et je suis garantie contre l'incendie. C'était hier, hier je dis devant maman qu'elle était amoureuse et alors on commença à dire que je l'étais aussi etc., mais tout simplement et naturellement je leur dis la vérité, que personne ne me plaît et qu'en me taquinant ils savent bien que ce n'est pas vrai, que ce qui peut me plaire est si peu ressemblant avec tous ces gens, enfin je leur dis tout excepté une chose. Alors Dina avec un élan de finesse cette fois me fixa en demandant :
— Personne ? personne ?
— Sans doute personne, j'ignore absolument ce que tu veux dire.
— Oh ! si je voulais parler ! Si je voulais seulement !
— Pourquoi ne pas parler, parle, mais je dis la vérité.
— Je sais bien que tous les gens d'ici te plaisent seulement un peu parce que tu es amoureuse toujours du même...
— De qui ?
— Mais toujours du même...
— Je ne sais pas ce que tu veux dire, de qui tu veux parler.
Je l'ai retrouvée sur le balcon pour demander qu'elle me nomme la personne :
— Nomme-moi d'abord, celui dont tu me crois amoureuse.
— Eh bien je pense que c'est Gericke.
— Le tien aussi.
— Non, sérieusement, voyons tu ne crois pas à ces bêtises.
— C'est vrai.
— Comme pour toi aussi, je ne dis pas que tu aimes Gericke sérieusement, il te plaît beaucoup et voilà tout, n'est-ce pas ?
— Je ne dis pas non, est-ce que je dis le contraire, il me plaît, oui, mais...
— Assez, je sais.
Emportée par ma franchise elle veut le paraître et dire les choses à moitié.
— Mais dis franchement de qui tu me voulais parler, ce n'est pas, je présume, ce cher Boreel ?
— Oh ! d'où viens-tu tirer ce malheureux, c'est une vieille histoire, crois-tu que je crois à ton Lambertye ? (avec un rire et un regard interrogatif panaché d'un sourire suffisant). Non, mais tu sais que Lambertye me plaisait comme me plaisait Galve, Chimay, s'ils n'étaient pas mariés, comme me plaît Zurberin, Clark, Gericke (en ce moment j'écris et ne le voudrais pas, parce que Gericke m'a déplu ce dernier temps pour ses manières). Tu sais cela très bien, aussi bien que, c'est donc ridicule de ta part un pareil langage. Dis ! voyons.
— Non,... je ne veux pas, etc. etc. etc. Elle finit par ne pas dire.
Je voulais beaucoup qu'elle le nomme.
[Rayé : Maman se lève et dîne en ville, après lequel dîner]
Gericke nous fuit, nous étions au Pouhon, il y allait mais, nous y voyant, baissa la tête et passa. Je voudrais bien savoir ce qu'a cet homme.
Je vais avec Paul me commander un cheval puis, à l'instant Clark nous rencontre (robe argent, chapeau Neurad, bottines jaunes, bien) et marche avec nous.
Après quelques difficultés les chevaux viennent, moi, Clark et Paul. Par le Morteau, à La Géronstère, de là par la promenade Meyerbeer par des petits sentiers rapides au Barizart. Au Morteau passait la princesse Marguerite, la voyant, nous prîmes à gauche et avons monté au grand galop parfaitement ensemble la colline à gauche. Elle m'a regardée, et longtemps regardait encore, quand nous étions en haut.
Clark a beaucoup été dans la bonne société, sa cousine est la femme d'un prince italien, il passa deux ans à Rome, trois ans à Berlin et un hiver en Russie, comme secrétaire intime de l'ambassadeur à la légation américaine. Il connaît les Doria, Somaglia, etc.
On a dit quelques mots des Hamilton, il dit qu'on le prenait souvent pour Carlo. Il le rappelle un peu.
Maman dîne en ville avec nous.
Hier il y avait soirée chez l'illustrissima marchesa duchessa di Matera, et illustrissima cuisinière-a.
Tout le monde est venu demander des nouvelles de la santé de maman depuis deux jours. Nous étions sans doute très invitées. Après dîner, nous entrons au casino, le Polonais vient droit à nous et reste avec nous et nous reconduit à dix heures. Je ne sais si j'imagine mais il m'a semblé l'attraper plusieurs fois me regardant d'une façon particulière, sans vouloir que je le voie seulement pour me regarder, comme on regarde quand on aime, involontairement.
Maman n'aime pas qu'on parle de Hamilton, elle craint que ma faiblesse pour un homme marié ne m'empêche. Pauvre mère comme elle est naïve.
J'ai encore revu le monsieur à cheval, nous allions avec Dina au Pouhon et j'ai presque touché son cheval avec ma robe. C'est un homme que je vois seulement à cheval et en voiture. Une seule fois je l'ai vu à pied.
S'il est marié il n'est pas, je n'aime pas les gens mariés. Ce n'est pas parce que je suis à marier, mais je ne les aime pas.
Un monsieur est venu prier maman pour que je chante dans un concert pour les pauvres ?!!!!!!!!!!!!!!! Voilà une chose extraordinaire.
Pendant que j'étais à cheval Gambart était chez nous et parla d'une façon étrange, il a dit que Dina et moi étions mal élevées, que nous ne savons ni entrer, ni causer, ni sortir etc. etc. Enfin il dit assez pour que je l'aie mis à la porte. Mais maman après son départ se joignit à lui.
Mais quelle idée est venue à cet homme ! Quel fou ! Impertinent. Je voudrais cependant comprendre pour quelle raison il est devenu fou.