Jeudi, 16 juillet 1874
# Jeudi, 16 juillet 1874
Maman, Dina et Walitsky s'en vont à Liège.
Mme Basilévitch me prend avec elle, il y a bal d'enfants.
Elle a réprimandé trop durement Gericke ou plutôt je crois ce garçon jaloux et amoureux de la belle barbue, le fait est que depuis hier il est mélancolique, il a l'air malheureux, distrait, et aujourd'hui il boude Basilévitch et s'en va avec Paul. De Tanlay est avec nous. Basilévitch elle aussi affecte la mélancolie, dit qu'elle est de mauvaise humeur, qu'elle s'ennuie. Tanlay prend un panier et nous allons, moi conduisant à côté de la diva, Tanlay derrière et Koukourikan devant. On laisse des cartes chez les Viviani, de Tanlay a porté les cartes du mari... et chez Gambart. On fait le tour des fontaines, le Grec est indécis, madame se donne des airs nerveux et ennuyés, de Tanlay les yeux fixes se tait. Comme il est amoureux ! J'essaye de parler avec lui pour faire parler les autres, le Grec fit une déclaration à Madame mais voyant que Tanlay serait plus heureux en se taisant je le laisse;
Nous avons parlé de Berthe et... et des Hamilton. "Le duc de Hamilton, le grand ami de Berthe" disait-il. J'ai rougi, mais je lui tournais le dos.
J'ai appris par lui que Carlo servit dans l'armée prussienne pendant la guerre. "Le gros duc est un bon garçon, mais l'autre est un Prussien !" dit Tanlay. Tout le monde le nomme bon garçon. Je n'ai pas manqué de dire qu'il est laid et affreux.
Nous descendons de voiture à La Géronstère, chacun se tait, Madame languit, Tanlay souffre, le Grec est indécis, j'observe.
Je vais voir si les nôtres ne sont pas rentrés; alors je dîne avec Basilévitch à l'hôtel des Etrangers, dans une chambre à part. On mange bien, M. Basilévitch est un bonhomme, a de l'esprit mais il a l'air d'un Ménélas. Madame fait la coquette avec lui, lui fait des yeux: Jean, mon cher Jean, tu es le meilleur de tous mes cavaliers et répétait cent fois qu'elle est de mauvaise humeur. De Tanlay a une conversation charmante, quand il parle, on se sent attiré vers lui. Il semble si bon que je le crois mauvais.
Il doit, dit-il, hériter un des plus beaux châteaux de France. Il est plein de sentiment et de bonté, on croit voir un héros de roman. [Rayé: Après dîner]
[En travers: Je ne peux m'empêcher de rire en lisant ces quatre ou cinq lignes ]
J'oublie de dire que hier j'ai parié avec Gericke ou plutôt je voulais lui prouver que la Robenson a un faux pied, c'est-à-dire des talons doubles, etc. et j'écrivis hier soir à Ferry de m'envoyer une paire de bottines pareilles. Je ne veux pas qu'on ait un plus joli pied que le mien, je ne veux pas surtout l'entendre dire.
Après dîner on va à la musique, M. et Mme Basilévitch bras dessous bras dessus, de Tanlay cause avec moi. Après avoir fait la parade devant tout le monde des chaises, on va dans l'allée, la conversation devient générale, de Tanlay raconte comment il a été à la guerre, puis il exprime des idées élevées sur la religion, des idées bonnes, des idées vraies. Cela fait plaisir d'entendre des idées pareilles, dis-je, je pensais tout ce que je disais, cela n'arrive pas souvent. Je suis éprise de sa conversation, il me semble si bon en russe ou exprime bien ce que je [Rayé: voulais] veux dire. Voilà un homme excellent. Je n'admire pas sa figure, mais il parle si bien, il paraît si bon, il a de si hautes et de si bonnes idées de tout. Comme il le disait à table, je suis sûre qu'il serait un mari excellent. Si aimant, si tendre; en un mot il est tellement excellent qu'il ne peut pas être vrai et que, à ma honte, je le crois hypocrite.
Maman nous trouve encore assis sous les arbres. On va au Casino. Basilévitch se ménage un tête-à-tête avant d'y aller. Est-il possible que de Tanlay l'aime ? S'il est aussi bon qu'il paraît il ne peut pas aimer cette femme, et cependant il ne cesse pas de la regarder, parfois en la regardant il est pétrifié, et n'entend et ne comprend rien. [Rayé: mais] Il est l'ami du mari, est souvent avec lui. Il a l'air de l'adorer, cette femme.
C'est dommage.
Le pauvre baron est triste, je le lui dis, il me répondit par une bêtise: Donnez-moi votre main que je l'embrasse et je serai heureux. Cela prouve qu'il est malheureux. Il dit ensuite que son caractère est mélancolique, qu'il est très malheureux, qu'il se force à la gaieté etc. Est-ce que c'est elle qui le rend ainsi ? Peut-on aimer ainsi ? Il est jaloux, [Rayé: il est mal] le pauvre; je le plains. Je me demande pourquoi on aime cette femme, ce n'est assurément pas pour sa beauté ! Elle ressemble à toute personne [Rayé: qui se reg.] réfléchie dans les yeux d'un chien ou dans une cuiller, de manière à ce que le nez avance. De plus elle est barbue comme la Boutowsky, se farde, se détruit le poil ce qui lui fait une peau détestable sur le menton. Mal faite, sa poitrine est, je dirai une chose sale, c'est l'expression de la princesse Galitzine, sa poitrine (j'ai honte) est comme une bourse vide n'ayant qu'une pièce de dix sous au bout. Elle n'a pas de cheveux. Il est vrai qu'elle est élégante et, habillée, elle est très bien.
Son plus grand charme, c'est que c'est une femme du monde qui se conduit comme une femme du demi-monde. Voilà.
On nous a présenté le baron Farger, secrétaire de l'ambassade belge à Vienne.
Nous allons prendre des glaces après la soirée.
J'ai chanté chez moi, une foule se rassembla, on a applaudi, je suis furieuse, Walitsky a dit des impertinences à ces impertinents.