Bashkirtseff

Mardi, 14 juillet 1874

Orig

# Mardi, 14 juillet 1874

Je viens de relire mon journal depuis l'apparition de Gericke. Je me suis trompée plusieurs fois. D'abord en disant que Basilévitch est une honnête femme et ensuite que Gericke a des idées sur le comme il faut et les convenances. Ce n'est pas vrai comme dit Row. Il a des idées, mais en même temps il en a beaucoup d'autres et, de plus, c'est un garçon très entreprenant et qui ne laisse pas échapper une demie occasion et non seulement une entière. Il faut avec lui être sur ses gardes.

Depuis le matin je cours. On [Rayé: avait] a tout préparé, a tout pensé, excepté aux moyens de transports. Ce matin on ne trouve pas un cheval, pas une voiture. Tout cela est à Verviers aux élections. Je vais avec Walitsky et nous trouvons les écuries et les cours vides, pas même un âne. On ne voyait que des enfants jouant dans les stalles des chevaux; après chaque visite dans une écurie mon inquiétude croissait. Je vois Kirsh, l'appelle et il nous conduit chez un loueur où il y aura peut-être moyen de se procurer quelques voitures. Nous étions déjà là quelques minutes, faisant des offres à l'homme lorsque je vis arriver de Tanlay et de Gericke. L'union fait la force. Ainsi unis nous pûmes arriver à avoir des voitures pour trois heures et demie. On devait partir à douze. Vaut mieux tard que jamais.

Ces deux messieurs marchent avec nous jusqu'à chez nous puisque Basilévitch, cette femelle petite chienne est tout près.

Il est bien naturel qu'on coure après elle, tandis que ma mère ne peut être courtisée pour cent mille raisons. Qui donc de ces chiens fera la cour à une femme pour ses beaux yeux. J'ai déjà développé ce sujet devant maman.

Pour ma part j'apporte deux ananas et une fleur pour chacun, nouée d'un ruban bleu avec ces mots gravés en or: Spa, 1874. J'eus cette idée hier soir et la fis exécuter aujourd'hui dans l'espace de trois quarts d'heure. C'était très bien. J'ai décoré les messieurs. Paul a décoré les dames.

La marquise avec son mari, ses protégés Mme et Mlle Davignon, quatre serviteurs, sa vaisselle, le linge de table et une grande partie des provisions, est allée à une heure pour tout préparer. Tous les autres se donnent rendez-vous chez nous.

On commence à venir, la première est Basilévitch avec de Tanlay, puis de Gericke, puis Koukourikan, puis M. et Mlle Vitoslowsky, puis les Américains, les deux demoiselles Row, et Mrs Winslow et Ladd. Le matin j'étais chez les Row, Ida, la jolie, m'avait priée de venir pour lui donner quelques renseignements.

Puis le départ s'effectue.

Premier panier : Basilévitch et de Tanlay.

Deuxième panier : Les Witslowsky et Walitsky.

Troisième panier : Moi, Dina, Gericke, [Rayé: et Paul. Quatrième panier Mam.:] la salade et Paul.

Quatrième panier : Maman et Koukourikan.

Cinquième panier : les deux Row, Winslow et Ladd.

Gericke n'a jamais une chemise et une cravate fraîches. C'est laid. Nous arrivons au Barizart les premiers, Gericke monte au galop, les plats de salade dans un foulard sous le bras.

La marquise vêtue comme une cuisinière, les Davignon et le marquis, nous rencontrent. Je comprends bien que ce pauvre marquis n'aime pas sortir avec sa marquise, qu'il la trouve mal habillée; elle se plaint qu'il se plaint de cela.

Basilévitch, avec son comte, arrive la dernière et repartira la dernière, de sorte qu'elle s'arrange deux tête-à-tête.

On a apporté une quantité de bonnes choses mais la nappe fut mise sur l'herbe, on s'assit sur l'herbe. C'était trop rustique, surtout pour les jambes. Je ne sais comment ont fait les autres, pour ma part je ne faisais que renverser les verres et les plats, je préférai ne pas manger et n'avalai à la hâte que deux sardines, un morceau de jambon, une aile de poulet, une pêche et quelques verres de vin. Ce fut tout mon dîner, je n'avais pas déjeuné. Vraiment une table bien servie et de bonnes chaises vaudraient mieux. On dira que je ne suis pas une enfant mais une vieille, je voudrais bien mettre [Rayé: chacun] ceux qui le diraient par terre à la turque pendant deux heures avec une grande faim et lorsqu'on tend la main pour prendre quelque chose on renverse ou bien l'on est renversé.

Je n'étais pas trop mal, mais chacun se plaignit de cela, je fais comme les autres.

Sans doute avec une table on serait moins libre, ce que regretterait sans doute mon cher voisin de Gericke qui avait pour voisine Ida Row, qui lui donnait à manger de son assiette, et lui faisait des yeux beaucoup plus doux que le gâteau [Rayé: que Basilévitch avait apporté] apporté par Basilévitch. Celle-là était entre de Tanlay et le marquis, puis venait maman, Ladd, Winslow, moi, de Gericke, Ida Row, sa sœur, Witoslowska, Dina, Mlle Davignon, sa mère et la marquise, et on rencontrait encore de Tanlay. (Koukou etc. voyageait comme Paul, Walitsky et Witslowsky. Dina est bête, elle croît que le baron lui fait la cour, à son intention elle s'est fabriquée un chapeau Orphée et marche comme la Juive quand on la mène au supplice. Après le manger chacun se mit à l'aise. De Tanlay resta auprès de Basilévitch [Rayé: Maman ne pu] Moi et Row nous assîmes sur un tronc d'arbre: devant l'écran que faisait Walitsky à nos pieds s'étendirent, de Gericke, Paul et, à côté de moi, se mit Winslow; de loin regardait Ladd, louchant, souriant et ôtant son chapeau chaque fois qu'il me parlait.

La sœur de Row s'assit assez poétiquement aussi.

Dina faisait tableau sous un arbre; maman ne prit aucune posture. Tous les autres s'assirent sans poésie et s'effacèrent. Ida voulait fumer, sa sœur le lui défend, alors nous allâmes dans le bois, accompagnées de Paul, Winslow et Ladd. On me fit chanter, et on était enchanté, d'après les apparences. Tout à coup au milieu de notre solitude à cinq, [Rayé: arrivent] accourt Walitsky et annonce l'arrivée de Kirsh avec un orgue de Barbarie et deux violons. Nous courûmes comme des fous, et cela pour apprendre que ce n'est pas vrai ! Mais on proposa d'aller au restaurant, il y a là un piano.

On y alla donc. Les tables furent mises dehors et nous avons dansé, Kou etc. a joué.

Gericke est un fou inconvenant. En me parlant il tapa sur mon épaule, c'est trop enfant en vérité ! Je lui dis aussi sérieusement que j'ai pu ce qu'il fallait dire. A un autre j'aurais dit autre chose, je le réprimanderais gravement, je le mettrais rudement en place, je serais très froide après, mais cet enfant de la nature désarme, on veut le gronder et on rit. Dès le premier moment il se pose ainsi.

Non, ce n'est pas un homme qui peut me plaire. Il est amusant voilà, voilà tout. Basilévitch pour attirer de Tanlay prit le baron et alla avec lui dans le jardin. Je pris Dina et nous allâmes du côté opposé, de Tanlay cherchait.

Row se joint à nous. Il fait frais, nous allons dans l'herbe toute humide, Dina s'effraye d'une araignée, court, je cours après elle, sur les marches nous heurtons presque de Tanlay.

Papa rigolo m'enseigna le langage de l'éventail. Il danse bien, mais le pauvre est trop jeune. Cependant il est agréable et comme il faut. Sa conversation est pure, et décente.

J'étais assise sur un canapé derrière une table, de Gericke bondit vers moi:

- Comme Paul est bête !

- Quoi ?

- Paul est bête, il était à côté de Miss Row, elle étendait sa main, s'éventait, cela a duré une demi-heure, et il ne lui a pas embrassé la main. Moi, je suis arrivé, je pris sa main et l'embrassai; c'est vite fait ! En une minute !

Je ne répondis rien. C'est un imbécile. A huit heures et demie les voitures arrivent. Nous retournons comme nous sommes venus. Seulement le baron se met derrière nous. Je conduis, Paul est devant. Nous devançons la voiture des Américains, Gericke et Paul nous plantent là et vont vers elles. J'étais mécontente, c'est une impolitesse, je mis le cheval au trot. A La Géronstère je m'arrêtai ne sachant de quel côté aller. Nous retournons par les quatres fontaines. Alors ces messieurs accourent. Dina me demande de conduire, après une hésitation j'accorde. Je voulais la prier de conduire, elle m'a devinée. Mais bientôt elle abandonne les rênes à Paul qui, ses jambes hors de la voiture conduit. Il fait sombre. Je ne pouvais pas jeter de hauts cris, ce serait un scandale. C'est-à-dire que si un autre faisait cela... non, avec un autre je ne dirais pas ce que j'ai fait. Je me tiendrais raide [Rayé: et ne metterais] et n'exposerais point ma main.

Cet imbécile tout le long de la route ne faisait [Rayé: que parler de] que dire que ma taille est jolie et me demander et me parler d'amoureux etc. Je lui dis que je n'étais pas américaine et qu'on ne parle pas de ces choses-là à des jeunes filles de quinze ans. Alors tout naïvement il continua sur le même ton disant qu'il parlait de l'avenir, quand j'aurai vingt ans.

Le seul moyen, c'est de ne pas rester seule.

On voit ici, les idées sur les convenances et les hauts principes de de Gericke; et ma légèreté et bêtise aussi : On s'instruit à tout âge.

On voit aussi beaucoup de choses qui ne peuvent que se voir.

Nous arrivâmes avant tout le monde et attendîmes sur le balcon. Le baron monta, je mangeais des fraises et il m'ennuyait pour que [je] le nourrisse comme Ida. Ce que je ne fis pas, je crois bien, bon Dieu.

Encore au Casino. Je suis très fatiguée. Pas dansé. Vu le jeune homme qui me regarde toujours et que je regarde quelquefois parce qu'il est beau bien que brun.

Il se met vers la fin de la soirée près de la colonne gauche en entrant et regarde comme je danse.

Je danse trop. Nos messieurs sont beaucoup et à chacun deux danses fait beaucoup.

Je dis à maman que je voulais savoir qui était ce monsieur. Quand je danse on regarde mes pieds.

J'ai faim, j'ai mangé un demi poulet.

Je voulais dire à maman ce que de Gericke a fait mais, me souvenant d'une phrase qu'elle me répète souvent: Toute vérité n'est pas bonne à dire - je me tus. Cela pourrait faire trop de tapage.

J'ai raconté le Polonais et Walitsky a fait des vers dans lesquels il décrit tous ces messieurs. Je vais les lui demander.