Mercredi, 1er juillet 1874
# Mercredi, 1er juillet 1874
M. Body, un homme sec, à lunettes, faisant beaucoup d'esprit et en ayant moins, l'Anglais assez grand, assez gros, assez beau, assez bête, assez anglais. J'aurais peur pour lui s'il était une jeune fille, Mme Basilévitch le poursuit comme eut fait un homme.
Kirch, un homme, taille au-dessous de la moyenne, chauve, de quarante-quarante-cinq ans, gras, rieur, ose m'admirer et ne me dit que choses aimables, trop. Ressemble à un propriétaire russe, regardé ici comme un monsieur de premier ordre, antipathique.
L'Anglais ressemble à un poulet rôti, aux ailes attachées. (Paul)
Je joue au billard avec Basilévitch.
Maman et Dina rentrent, je rentre aussi mais pour peu de temps, seulement pour éviter d'aller à la promenade avec Basilévitch et la princesse Eristoff, dont l'autre frère Body est l'ami intime, c'est une femme assez... bref je rentre.
Mme Basilévitch me l'a présenté et me priait d'aller à la musique. Je me sauve.
Paul fait le capricieux, je suis forcée de sortir seule (robe brune Worth, bien), je télégraphie à Nice pour de l'argent, et je vais à la promenade. Paul est entre Mmes Eristoff et Basilévitch. Je m'assis avec eux. Je suis fort mal entourée ainsi, je blâmais la petite Galve et me voilà exactement comme elle, entre lady Howard et Mlle Falkenstein. Basilévitch me prend presque toujours le bras, ainsi nous arrivâmes chez nous, elle entra. Elle dîne ici, pour Macainne. Maman s'habille avant dîner, ce soir nous allons chez Gambart, une soirée musicale, Nadaud chantera. Mme Basilévitch est aussi invitée à cause de maman, elle est sous notre aile, pauvre. Comme les dames russes se conduisent à l'étranger. Cela ne me fait que du bien, j'étudie, je commente, j'apprends. Je suis trop froide et raisonnable, je suis sûre de moi. Cela m'amuse beaucoup d'être avec une femme qui me traite presque en égale, qui me parle d'hommes, d'amour, qui me demande mon opinion, qui dit la sienne. Celui-ci est beau, tel autre a une jolie main, [Rayé: celui-là] il est bien pour la conversation mais on ne le prendrait pas pour quelque chose de sérieux, me dit-elle de Kirch, en retournant hier du dîner. Cela me plaît et m'amuse, mais cela ne me touche pas. Elle se fit belle pour le dîner, en voile noir, les joues roses ; maman était tout en noir, crêpe de chine, plumes, dentelles, diamants. Un voile noir à l'espagnole. Comme elle est belle ma mère ! Comme sa vie est perdue, sa beauté enterrée, son esprit rouillé !
Le dîner était bon et gai, Macainne a fourni la gaieté sans dire un seul mot. Est-ce possible de poursuivre un homme de la sorte.
Je mets l'adorable robe rose, mes adorables cheveux bien arrangés sur le dos. Je suis contente.
Nous prenons Basilévitch et faisons route vers Alsa. Je conduis le cheval. Nous étions quatre, toutes très élégantes, en passant devant le kiosque nous produisîmes un effet général.
Gambart nous reçoit sur le seuil, donne le bras à maman. Il y a quelques dames simples, et quelques messieurs; des artistes. Je me place à l'ombre avec Basilévitch. Kirch vient, il me compare à un sphinx, je le suis avec lui, je parle peu et ne bouge pas du tout. Toutes mes paroles sont des oracles ou des merveilles. Il m'agace. M. Gambart a le mariage vaguement dans la tête. [Rayé: A propos d'un] Il a dit plusieurs fois que voilà combien de désordres il y a parce qu'il n'y pas de maîtresse, pas de femmes et dans ce genre.
Je fis les honneurs du parc à Basilévitch, Kirch nous suit. Sur le perron je m'arrêtai pour parler avec Gambart.
En rentrant j'ai entendu Kirch qui disait à Gambart que j'ai fait les honneurs des jardins en ajoutant quelques louanges. Enfin tous ici me regardent comme un être particulier, on me donne toutes les qualités et tous les talents, tous les mérites. On me présente en ajoutant toutes sortes de choses. Ce même Gambart me tient en estime...
Nadaud a raconté, une Anglaise a hurlé. Vers la fin nous sortîmes de l'ombre, alors je racontai à Basilévitch les hommes de Nice. Woerman assez gentil mais restant toujours avec moi et ne comprenant rien, comte Markoff voulant avoir trop d'esprit, le prince Gagarine n'en ayant pas du tout, Tchetvertinski je connais peu, Lewin se conduit mal, d'Audiffret ne se montre pas, le comte de Lambertye fait la cour à tout le monde et... là les voitures arrivent. La nôtre n'arriva pas, Basilévitch brûlait de partir, Kirch nous proposa la sienne. Gambart m'habilla, me mit les manches du manteau, me retira les cheveux, me boutonna. Je me laissais faire. Je conduisais la voiture, c'était la première fois, le soir, j'étais fière et triomphante en arrivant à la porte du Casino.
Basilévitch à mon bras, nous entrâmes dans la salle. Je n'ai pas dansé, comme toujours. Comme toujours aussi nous avons plusieurs fois changé de places et de salles. L'Anglais dansa avec Basilévitch, elle pâlit. Pendant toute la soirée je remarquai un tout jeune garçon qui nous suivait presque, écoutait et semblait comprendre, souriait aussi car nous riions tout le temps, surtout lorsque Paul vint nous [Rayé: dire que nous] annoncer solennellement que l'Anglais va danser une danse écossaise. La partie de billard fut interrompue avec des éclats de rire, et on courut dans la salle, Basilévitch la première avec moi. C'était une bêtise et l'Anglais n'a rien fait de particulier. Basilévitch avide de cavaliers et moi pas aussi avide qu'elle avons prié plusieurs fois Paul de savoir si ce garçon était russe, mais Paul fait le malheureux parce que Basilévitch ne flirte pas avec lui comme avec un homme. Elle s'étonne qu'un enfant de quatorze ans soit amoureux et rit, comme tout le monde. Enfin maman en passant avec le paysan Kirch, demanda : Vous êtes Russe ? Il paraît qu'il n'est pas russe, mais qu'il comprend cette langue.
Dans quelques minutes M. Kirch [Rayé: s'approche de maman] est appelé par un domestique mais revient à l'instant:
- Madame, voilà M. le comte Merjeewsky (je ne sais pas le nom) qui demande à être présenté officiellement. En effet il présenta le comte, que nous avons pris pour un Russe, et qui est polonais. Un jeune homme qui a fini ses études et qui va recevoir ou passer (je ne sais comment) son doctorat, pas de médecine, mais de quelque chose d'autre. Il ressemble à Chilovski, a le teint pâle, les cheveux d'un blond cendré (ce que je n'aime pas) un peu moins grand que Paul.
Il sait causer, [Rayé: et n'est pas bête] ce qui est fort rare chez un aussi jeune chien, je le crois instruit, musicien et pas bête d'après sa conversation. Je dois dire que j'ai commencé une conversation fort sérieuse, de sorte que dans dix minutes nous parlâmes de Xénophon, de Virgile, d'Homère, de l'ancienne société, des vérités anciennes, de philosophie, etc. Je me suis déclarée amateur d'antiquités, et extrêmement curieuse.
- La curiosité ne conduit-elle pas à la science et par conséquent à la [Rayé: philosophie] civilisation, dis-je.
- C'est ce qu'à dit un ancien philosophe grec.
Nous retournâmes encore au billard, et Basilévitch me demanda:
- Il n'est pas valable pour moi, mais qu'il ne soit pas bête, il sait parler.
- Je n'en sais rien, je ne le crois pas bête.
- Mais pour moi il est trop jeune, fit-elle [Rayé: en levant vers nous son regard] en m'interrogeant aussi du regard.
Pauvre âme en peine, on dit cherchez et vous trouverez. Elle ne trouve pas.
Au vestiaire je pris mon waterproof et le donnai au comte Merjeewsky sur un geste de lui:
- C'est mon manteau qu'il s'agit de me mettre, bien maintenant mettez les cheveux dehors, merci.
Je suis contente de moi.