Bashkirtseff

Mardi, 16 juin 1874

Orig

# Mardi, 16 juin 1874

Il pleut, il fait froid. Alfred m'essaye l'amazone. Le diacre est d'une impudence incroyable. Il s'installe et joue à la roulette toute la journée. Il ne voulait pas donner la table pour le dîner et lorsque je défendis de fumer il dit que c'est par bêtise. Il se croit chez lui, le saint homme ! Il prend des libertés, maman s'en plaint, mais n'y peut rien.

Nous étions chez Duval, tout ce qu'il a montré est ravissant. Nous n'irons plus chez ce ladre de Smith.

Je chasse le diacre et la roulette du salon, j'avais envie d'écrire, mais, au lieu d'écrire, j'ai lu. Je mis en ordre tous mes papiers et je commence à lire le premier livre de mes journaux, j'y ferai des remarques.

Je m'installai au milieu de la chambre. Quelles naïvetés orthographiques, quel style. Le mien de maintenant est mauvais, mais pas autant. Je riais et je rougissais.

Partout où j'ai parlé du duc j'ai parlé passablement ou à peu près. Toujours trop exaltée, des oh ! et des ah ! à n'en plus finir. Il y a des choses tellement ridicules et absurdes que je suis obligée de les effacer, j'ai marqué plusieurs passages. Il faut tâcher à l'avenir d'écrire plus proprement, mon premier livre est atroce mais il contient plus que je croyais, il contient tout, non je ne dois pas juger témérairement après avoir lu, commenté et marqué les suivants je dirai s'il contient vraiment tout. J'ai peur que oui. Il y a là le duc, cela veut dire tout. Je m'étonne de cet état exalté, qu'y a-t-il d'étonnant, alors quand je le voyais souvent, quelquefois deux fois par jour et un jour je l'ai entendu parler, qu'y a-t-il d'étonnant à ce que j'ai été extasiée, puisque maintenant, il y a un an que je ne l'ai vu, plus d'un an, et je suis extasiée en entendant parler de lui, ou en lisant quelque chose de lui ! C'est vrai, je suis une folle, mais je l'aime, je puis le dire sans ridicule et sans abus... Je disais:

- Un jour, quand je serai sa femme je lirai ce que j'écris etc.- c'est désagréable à lire. Je me rappelle très bien que j'étais sûre d'être sa femme, je pensais que tôt ou tard cela devait arriver. "Ces choses-là sont écrites dans le ciel". (Ganaches) hélas ! Combien de bêtises, de folies, de ridicule, de ces bêtises dont on rougit et qu'on ne veut se lire à soi-même ? Il me semble que ce n'est pas moi. Que dirai-je dans deux ans de mes journaux d'à présent ?

[Annotation:1876 Rome. Je dirai que c'est un peu plus raisonnable qu'avant, mais qu'il y a beaucoup de fautes.]

J'ai trouvé et je garde "Le Figaro" où le Grand Prix est décrit.

Je suis toute attendrie de où je parlais de lui. Vraiment ces choses là sont écrites dans le ciel et dans mon cœur.

Le plus doux, le plus heureux, le plus brillant souvenir sera celui du duc de Hamilton.

Devant ce souvenir et devant ce nom tout tombe en lambeaux, je m'attendris, comme en ce moment j'ai cessé d'écrire pour cacher ma figure entre mes mains. Je ne vois pas bien, car les yeux sont pleins de larmes.

Je m'interromps encore, c'est si bon des moments comme celui-là. Je voulais dessiner le contour d'une larme qui vient de tomber, mais elle se mêla à l'encre de la plume, pour exprimer le deuil de... Je voudrais savoir bien m'exprimer pour que ce que je sens ne soit pas ridicule transmis au papier. Je voudrais que ces lettres dont on forme les mots puissent chacune exprimer la tristesse et le bien-être de mon âme !.. Mais hélas, je ne trouve que des mots sur du papier au lieu de mon cœur que je veux y mettre.

C'est dans des moments pareils que je désire plus vite être grande pour le trouver, pour lui dire que je l'aime...

Je pensais à former un cahier où seraient tous les passages où j'ai parlé de lui, je vois que c'est impossible, j'ai partout parlé de lui, je l'ai mêlé à tout ce qui me [Rayé: plaisait] faisait plaisir; dans chacune de mes plaintes je voulais faire sentir que c'est sa perte que je pleure, non, je ne sais pas comment dire !

Voilà, quand je pensais que je pourrais [Rayé: encore] être sa femme, je ne me plaignais jamais, mais depuis qu'il n'est plus je me plains souvent; je n'ai plus rien de sûr, je me plains du présent car j'ignore le futur.

Alors je pensais que ce n'est que question de temps, maintenant je pense que c'est question de possibilité. Je croyais tout possible, je croyais que je n'avais qu'à vouloir, mais celui qui m'entendait m'a fait voir la vérité. Comme on voyait que j'étais bé-bête. Je ne disais que Dieu et amour. Ces deux mots sacrés, qu'on ne doit dire qu'aux extrémités. Pour un chapeau, j'invoquais Dieu, (je le fais bien maintenant mais je ne l'écris pas; il y a des choses qui ne s'écrivent pas) pour un Boreel je parlais d'aimer, d'amour, d'amoureux, fi ! fi !

Dormons, dormons. Il faut en finir.

(Bagatelle)

Oui, dormons, je n'ai pas appris à m'exprimer il est vrai que c'est difficile de parler toujours de la même chose et de varier. Pindare seul possédait ce secret.

Je poursuivrai la lecture de mes journaux. Je les ai tirés aujourd'hui avec l'intention de lire la passion.