Dimanche, 14 juin 1874
# Dimanche, 14 juin 1874
GRAND PRIX DE PARIS; 1874, Juin, 14.
Le premier que je vois depuis que je suis née, le 12 novembre 1858, j'aurai seize ans le 12 du mois de novembre prochain.
Voilà ce fameux Grand Prix de Paris, je suis un peu émue. [Rayé: immense place]
J'ai été malheureuse dans le choix de mes chapeaux, j'en ai trois et pas un ne me plaît.
Je mets le noir qui est très incommode et qui me va assez mal et la robe grise, il fait très froid.
Nous partons à douze heures et demie mais nous ne sommes pas les premiers, il y a déjà sept rangées de voitures mais bientôt d'autres encore arrivent et nous avons l'air d'être au commencement. Tout le champ est rempli, c'est comme un océan de mouches, toutes les couleurs se confondent et ne forment avec les chevaux et les voitures qu'une masse grisâtre et liquide.
Lorsque je me mis sur le siège pendant la première course et que j'embrassai du regard cette multitude bourdonnante, je ne me sentis point misérable et petite comme on dit toujours, mais, bien au contraire, je me sentis aussi immense et aussi variée qu'elle. Parce que j'étais sur une élévation je croyais dominer et régner sur cette foule qui s'étendait depuis les tribunes jusqu'au Bois, et qui envahissait tout le champ, comme l'eau en raison de la pression en tous sens. Tout à coup M. Moreno se présente, me dit mille flatteries et mille tendresses voilées à maman; il dit que j'ai de l'esprit, c'est naturel, je comprends tous ses mots amoureux et je ne le lui cache pas; avec lui je suis forcée de me montrer plus que je ne suis pour lui couper la voie. Ce misérable Lovelace a l'imagination vaste et ses projets amoureux montent plus haut qu'il peut atteindre, car ma mère est imprenable: je suis là.
De Gonzalès me fait mille caresses par politique comme il y a deux ans cette boîte à bonbons, lorsqu'il me la donna je la montrai du doigt [Rayé: et m'adressant à lui], je lui dis: "Politique" aussi laconique [que] les Spartiates. Avant de partir ce matin maman a dit que Gioia fera merveille si Hamilton est là, pour écraser sa femme: (elle n'aura pas grand peine). Mais Hamilton n'est pas ici - dis-je.
- Non il est ici, ★Platkarcha* me l'a dit, pendant les dix minutes qu'elle resta près de ma voiture, elle a tant tant dit, et ça et si, etc.
- Comment, dit Walitsky, *deux prétendantes pour Hamilton.
- Seulement pas moi ! je rougis à chacun, mais s'il vous plaît sans sottises.
- Eh bien, Moussia !..
- Oui, je suis prétendante à tout ce qui est valable. Et pas seulement à l'un plus qu'à l'autre*.
Par cela je suis garantie, c'est une espèce de profession de foi, je n'aurai pour ainsi dire rien à dissimuler et ils pensent que c'est la vérité.
[Rayé: C'est la vérité mais avec un changement.]
Je n'ai dit que la moitié, l'autre moitié est garantie et libre de taquinerie, ils me croiront pire que je ne suis mais qu'importe, comme ça je suis tranquille, je ne rougirai pour personne puisque ★tout ce qui est valable etc. - C'est vraiment intelligent !*, dit maman.
Je m'ennuie en voiture, on ne voit personne, d'ailleurs je ne connais personne. Rothschild est venu parler à une actrice non loin de nous, je l'ai regardé, il eut l'air embarrassé et s'en alla tout de suite d'un air forcément dégagé, comme ils prennent ces messieurs auprès de ces dames. Les tribunes et devant les tribunes, tout est plein.
Moreno nous a présenté son ami, un homme des tropiques, M. Muliner. Il lui dit:
- Regardez vers la tribune, non, plus près, plus près, encore plus près, près de vous.
Je regardais aussi, mais c'était moi qu'il voulait faire regarder. Je rougis, très légèrement.
- Zé crois que vous avez oune coup de soleil, dit Moreno.
Ce Muliner est son grand ami, et Mme Muliner est une grande amie à Mme Moreno. Encore une famille de singes.
Ces deux noirs ont dit tout ce qu'il y a de mieux de moi.
Maman dit que c'est parce que je suis blonde.
Le Grand Prix pour moi n'est pas le Grand Prix. Seule, en voiture, ne voyant personne, ne connaissant personne, je ne me plains pas, je dis ce que c'est seulement. (Moreno dit que Rémy serait épaté en me voyant). Je pensais que cette quantité de voitures ne pourra pas sortir. Le voilà ce jour tant attendu, le beau résumé; je n'ai vu personne ! J'ai vu les tribunes remplies de monde mais quant à voir qui et quoi, impossible.
J'étais là et je ne pensais à rien. Le chapeau noir me pressait le front et me donnait un mal de tête. Je crois que je n'étais pas trop mal.
Une autre fois je monte sur le siège, il y eut un imbécile avec trois ou quatre de ses semblables qui s'arrêta tout près, et se mit à leur faire mon éloge à demi voix, sans trop me regarder, de sorte que c'était tout à fait ★convenable'*. Seulement je me demande quelle est cette manière, et pourquoi ? Car il me prit bien pour ce que je suis, et il a parlé très juste assez haut pour qu'on entende un peu. Tout de même je prends cela comme une impertinence, il n'y a pas de quoi.
Enfin voilà le prix de cent mille francs, toute la foule s'ébranle, hurle, s'agite. Le vainqueur est Trent à M. H. W. Marschal. C'est le tour des Anglais cette année. Les courses d'aujourd'hui étaient pour moi comme les autres.
Lorsque le moment du départ arriva, il y eut plus de monde que jamais. Comme une [Rayé, révolution] émeute doit être effrayante ! Cela va sans dire que depuis les lacs jusqu'à la place de la Concorde on alla au pas et s'arrêtant à chaque instant. En descendant les Champs-Elysées nous vîmes Wittgenstein, mais pas en brouette. Il bâillait, que c'est beau ! Aujourd'hui je le vis par derrière mais en trois quarts, cela vaut mieux que de dos, alors maman avec sa phrase éternelle en voyant Blackprince:
- Votre Wittgenstein, votre fiancé si bien, comment le (j'oublie le mot), *ça n'est qu'un bon à rien, il fraye avec une cocotte. Je ne donnerai en aucun cas ma fille, tant qu'il y aura cette..., c'est-à-dire si ma fille se mariait contre ma volonté, même si cette salope était partie ou s'est mariée...
- Qui ?* Rosalie Léon ! et j'éclatai de rire.
- Comment peut-on se marier à cinquante-cinq ans* ?
Oh ! quelle énormité ! Je n'ai pas rougi. Walitsky regardait