Bashkirtseff

Vendredi, 5 juin 1874

Orig

# Vendredi, 5 juin 1874

Depuis plusieurs jours, je sors pour la première fois à deux heures seule avec maman, nous étions chez Caroline, chez Cavally; et enfin chez Worth le coupable. Maman a bien parlé, on s'est bien excusé, surtout Augustine qui veut nous faire "des jolies robes" "et avez-vous besoin de beaucoup de choses, etc. etc." Il sont très aimables et je leur pardonnerai bien.

Demain le caissier sera là pour six heures et les explications continueront.

Je ne sais ce qui m'a dit que la dame anglaise, grande, belle, aux cheveux jaunes, est la duchesse de Manchester, c'est une bêtise puisqu'elle est en Angleterre, Dina vient avec nous, cette fois nous ne sommes plus à pied, mais en fiacre, on va dans des magasins ou fabriques de porcelaine choisir un tas de choses et commander deux vases avec nos portraits.

J'ai fini "Les trois mousquetaires" et j'ai commencé "Vingt ans après" ; dame, c'est nouveau pour moi puisque je ne l'ai pas lu. La mort de Buckingham me fait toujours de la peine, voilà deux fois que je la rencontre.

Nous passons notre soirée, maman à lire un journal et à interrompre ma lecture, Dina à dévorer "Les trois mousquetaires" et moi couchée par terre près de la fenêtre à lire "Vingt ans après."

Je suis agitée et j'attends je ne sais quoi, si je savais pour sûr ce que c'est je ne m'agiterais pas.

Je crois que le Grand Prix sera dimanche. Je crois, comme c'est bête, j'ai tout laissé, je ne m'occupe plus même de chevaux. Je suis trop jeune, je voudrais avoir seize ans pour dire que je ne vis pas mais que je végète, ce n'est pas comme cela qu'on doit vivre à Paris. On peut se moquer de moi, parce que j'ai quinze ans; à trente ans je dirai peut-être au lieu de seize, vingt. Mais seulement on doit commencer à vivre à seize ans. La vie est si courte ! Ce sont les femmes de trente ans qui disent qu'à seize ans on est enfant, et ce sont les enfants de seize ans qui disent qu'à trente ans la femme est vieille, mais moi, je dis qu'on vit depuis seize ans jusqu'à quarante ans et souvent plus loin, cela dépend de la personne.

Dans tous les cas je supplie Dieu de qui seul je puis attendre quelque chose, de me protéger et d'être bon pour moi.

Lui seul peut me faire ce que je veux si ardemment être !