Bashkirtseff

Jeudi, 4 juin 1874

Orig

# Jeudi, 4 juin 1874

La première nuit passée à l'hôtel des Iles Britanniques n'a pas été mauvaise. J'ai fait un rêve tout panaché de Wittgenstein; à propos depuis que j'en ai parlé, il y a longtemps, je ne l'ai plus revu et je n'y ai presque plus pensé. Je me rappelai de lui pour me dire pourquoi je n'y pense plus.

Aujourd'hui, fête Matern [la fin du mot est caché par un papier de reliure] derrière le Palais de l'industrie (robe toile écrue, cheveux pendants, bottines jaunes, même chapeau, bien ).

Une fête comme la vente du square Masséna de Nice. Les billets de la tombola étaient vendus par des chevaliers du pince-nez. De très jolies toilettes, les plus belles; duchesse de Mouchy, une dame qui lui ressemble, une dame en blanc, le cou couvert de perles extraordinaires, qu'on disait la duchesse de Montmorency, et la princesse Souvoroff. Cette dernière ne vendait rien du tout. Elle et sa fille restèrent quelque temps avec nous puis nous nous séparâmes. Nous restâmes assis, ensuite je fis avec maman le tour du jardin. La duchesse de Mouchy me coûte dix francs, elle était si belle aujourd'hui. Le baron de Rothschild était près de la dame aux perles, je priai maman de retourner pour la voir encore, maman retourna avec hésitation, elle pensait que je voulais voir Rothschild parce que j'ai rougi plusieurs fois pour lui depuis que nous sommes à Paris. A Nice il me regardait beaucoup et un jour c'est-à-dire presque toujours, il s'arrêtait net et regardait lorsque je passais. Et même un jour, comme j'étais en voiture avec maman et ma tante, il s'arrêta durement et regarda, alors ma tante dit:

- Imbécile , on peut regarder si c'est intéressant, mais pourquoi s'arrêter ainsi.

J'étais très flattée, parce qu'il regardait d'un air sérieux, comme j'aime et comme il faut regarder.

Un jour Barnola avait dit à ma tante que le baron de Rothschild me trouvait une charmante enfant ou quelque chose dans ce genre. Je sus cela par hasard et je fus extrêmement [Rayé: content] satisfaite.

Ah ! ce bienheureux temps est passé où on me regardait et où on me trouvait une charmante enfant. Je ne suis plus une petite fille et je ne suis pas encore une demoiselle, je ne suis rien hélas !

J'étais bien comme petite fille, je crains [Rayé: que je ne sois pas] de ne pas être bien en demoiselle. Car en petite fille tout le monde me remarquait, je ne sais pas ce que ce sera en demoiselle.

Maman m'interrompt chaque minute en me lisant "Le Figaro", j'en suis agacée et je la prie de ne plus partager ce bonheur avec moi. J'étais assez ennuyée à cette vente, je ne connais personne, personne, personne et personne ! Il est vrai qu'on a remarqué mes bottines qui étaient très jolies et mignonnes, mais c'est une médiocre consolation. Dans les plaisirs je trouve mon ennui, vais-je encore répéter mes éternelles plaintes ! Non, ce serait ennuyeux, cependant je n'ai rien contre; la plume écrit bien, l'encre est bonne, le papier aussi.

Je sors comme je suis entrée sans curiosité et sans regret. Nous allons au Bois, j'aime mieux cela.

Quelques voitures de la vente y allèrent comme nous, ceux qui étaient au Bois retournaient, et un des derniers fut Fedus, en phaéton, pas en fiacre; le fiacre vaudrait mieux car c'est sa voiture, elle est bien misérable.

Nous allions, il retournait, je le vis parce que maman a dit: Et voilà Lambertoun. Je souris, il se tourna, je fis une mine sérieuse; il se détourna, j'ai ri, il se retourna encore et je fis encore une figure imposante. Il riait aussi. C'est un petit roman, que donc il soit amoureux, dit maman.

- Eh bien moi aussi je suis amoureuse de lui, dis-je en riant.

Maman le remarque toujours et parle de lui avec bienveillance parce qu'elle croit qu'il m'admire. Nous dînons à la maison et ne sortons plus. Les fenêtres donnent sur la rue de la Paix, c'est amusant. Pour voisin nous avons Mme Zveguinzoff.