Dimanche, 17 mai 1874
# Dimanche, 17 mai 1874
A l'église, puis chez le diacre où un monsieur m'a surprise. M. Arsenieff. A déjeuner chez ce même diacre, il m'a dit que je dois avoir un mari doux comme une brebis, qui tomberait toutes les fois que j'éternuerais. Puis il me nomma milady, puis il dit que je me marierai avec un Anglais, [Rayé: que j'aurais] que je plairai aux Anglais, [illisible] puisque je plais aux Russes, que ce sera-ce donc aux Anglais, et il me pria de l'inviter dans mon château dans les montagnes d'Ecosse. C'est un vieux original et plein d'esprit, sa femme aussi n'est pas mal.
Nous allons à l'hôtel, je change de chapeau, on ne m'en a pas encore fait un ici et je suis au désespoir avec ma tête.
Je suis habillée dans New Scotland, Manby et Massa ! C'est abominable ! Aussi suis-je assez confuse et misérable; je n'ai pas mon élan. A deux heures et demie nous partons pour les courses, le dernier jour de la réunion du printemps. Je ne comprends rien aux courses de Paris, je ne connais personne, je ne suis pas habillée et je m'ennuie. Les moments où les chevaux commencent et finissent sont sans doute terribles et me soulèvent l'âme, m'exaltent, m'enthousiasment.
[Marie a déchiré et enlevé le bas de la page, puis continué son journal au verso.]
Près de la Madeleine je vois Wittgenstein en fiacre, et maman me dit juste au moment où je devins écarlate: *Le voilà.
- Et je rougis, quel malheur, etc. etc. Mon gendre passe. Dommage qu'il suffise d'entendre ce seul mot pour que je rougisse*
Cette fois ce n'est pas moi qui commence, mais c'est ma mère. Lorsqu'elle me dit une bêtise, je la prends au cœur et la personne sur laquelle elle plaisante me devient... proche et agréable. Sans doute lorsque la personne est comme j'aime, d'ailleurs maman ne dit cela d'une certaine façon que pour des gens bien, pour deux seulement. Pour le premier elle n'a rien dit qui me touche, mais elle a bien dit.
Cela me fait penser que jamais elle ne voyait le duc de Hamilton sans une surprise extraordinaire [Dans la marge: Je voyais cette surprise avec un enthousiasme immense. Voir ma mère apprécier ce que j'aimais était un bonheur. En général, j'adorais à en dire le plus grand mal et à en entendre le plus grand bien ], il n'y a pour cela qu'à voir mon journal d'autrefois et il était bien peu développé alors.
Et moi, je ne le voyais pas calmement non plus, au contraire tout se bouleversait en moi et toutes les fois il faisait l'effet d'un aérolithe. Toutes les fois il me semblait le voir pour la première fois et chaque fois la surprise était plus grande et le sentiment toujours nouveau. Ce que je dis là n'est pas exagéré, c'est peut-être moins mais jamais plus.
L'effroi d'hier est passé et à moi, malheur, il m'a semblé (je n'ose pas le dire pour sûr) au retour des courses, que jamais je n'aimerai un homme, comme j'aime le duc. Qu'on ne peut pas aimer un autre que lui. Ce n'est pas cela que je voulais dire, ce n'est pas cela non plus que je sentais. Ce que je dis là est banal, commun...
Pourquoi-donc, je pleure ?
J'ai pensé à la suite de ces plaisanteries, j'ai pensé au prince de Wittgenstein, je me suis demandée s'il peut plaire. Eh bien oui, il peut plaire, il est même beau. Lorsque je me représente que je lui parle c'est toujours la même chose, il me semble que je lui dirais en pleurant:
Ah si vous saviez comme j'aime le duc de Hamilton.
J'avais promis de ne rien dissimuler, pour ne pas expliquer plus tard. Mais à quoi servirait ce gribouillage si je dissimulais. Je suis un peu honteuse d'avouer ma bêtise, que depuis quelque jours beaucoup au Bosdlia's. Et je laisse aller ma fantaisie en tout sens. Il me faut toujours quelqu'un pour penser, puisque Hamilton est au-dessus des pensées. En vérité je ne puis jamais me forcer à y penser [Rayé: quelque temps] plusieurs minutes de suite, à le faire entrer dans mes rêves. Il passe comme un éclair; me bouleverse, m'émeut et disparaît, me laissant toute défaite.
Je pensais que j'épouserais bien Wittgenstein s'il voulait de moi, mais le duc était là tout de même.
Le soir aux Variétés "La Périchole" avec Schneider. Elle est adorable.
Vis-à-vis était un jeune garçon tout à fait comme Rémy. Maman, Dina et moi, nous le regardions tout le temps, pour nous assurer. Maman voulait envoyer Triphemdos, mais cet animal n'est pas allé. Si c'était lui, il n'a pas voulu me reconnaître. C'est mal, et cela me blesse. Surtout quand maman a dit:
- Ah vraiment, avec Boyd le roman continue.
Maman et Paul disent que ce n'est pas lui, Dina et moi, disons que c'est lui. En tout cas c'est une petite distraction.
J'aimais Hamilton; depuis que maman a bien parlé de lui, il m'est devenu sacré et depuis que je ne le vois plus je l'adore comme une folle. J'en suis humiliée, même.