Samedi, 16 mai 1874
# Samedi, 16 mai 1874
Je commence la journée en riant et c'est ainsi que je la finis. En déjeunant au Grand Hôtel je voulais dire quelque chose, mais le rire m'étouffe et me tient pendant cinq minutes et cela pour une bêtise, je voulais dire à Dina d'envoyer au monsieur, qui déjeunait à côté, un morceau de sucre pour l'amuser, car il nous regardait.
De une heure à quatre heures nous flânons. Quel beau métier ! Dina est un ange de patience et de modestie mais elle est insupportable avec son amour des boutiques. Quand je pense où nous avons été au Louvre, au Bon Marché, au Petit Saint-Thomas, au Grand Saint-Paul, à la Tour Saint-Jacques, au Nez rose, à la Cheville tournée !!!
Mon Dieu la tête m'en tourne. A quatre heures nous prîmes un fiacre et les mêmes voyages recommencent. Mais voilà que sur le boulevard je vois une face connue couchée en fiacre tout à fait comme à Nice, Kinsky. J'ai poussé une exclamation de surprise et je me détournai pour cacher que je riais. Nous étions en voiture et je crois qu'il n'a rien vu. Maman m'a grondée. Dans quelque temps sur le même boulevard je vois le prince de Wittgenstein au moment où maman me dit:
- Tiens voilà Wittgenstein, il me semble.
- Où dis-je durement et feignant la surprise, je l'avais bien vu, perché sur une voiture comme un échafaud et conduisant.
Ah voilà. Je suis si heureuse quand je vois des gens que j'ai vus dans un autre endroit.
C'est vrai, j'ai dit la même chose en voyant Kinsky. Et, le soir, une troisième rencontre, Mme Zveguintzoff. Je ne parle pas de Pense-à-Pitou qui nous reconnut et nous passa deux fois. I wonder joue-t-il aux Variétés ?
J'ai demandé à maman l'explication du rêve avec Wittgenstein; il veut dire que je grandis ou que je vaincrai. Cela signifie vaincre me dit maman que, si c'est Wittgenstein, ce serait mieux que tout. Cela se disait dans la rue, nous rôdons encore deux heures de huit heures à dix heures.
Mon frère a découché, on ne le voit plus le jour. Rentrées nous nous couchons toutes les trois dans le même lit et je ris comme une folle. J'étais en train de raconter à maman une chambre que j'aurai, en porcelaine, je disais: Bien sûr les obélisques ne peuvent s'y mettre. Est-il possible de choisir ses invités. - C'est dommage parce que j'aime les gros et Wittgenstein gros. Bêtise maman, bêtise. Sans doute bêtise c'est pour cela que je le dis et c'est impossible, il a une maîtresse.
- Oh ça, c'est la moindre des choses et je m'en moque.
- Ce n'est pas là l'impossible, me dis-je à moi-même, riant tout haut.
J'ai dit à maman qu'il était vieux, quarante-cinq, je croyais le vieillir mais maman m'a surprise:
- Non il n'est pas vieux environ cinquante ans.
Je pensais qu'elle dirait moins.
Est-ce qu'il est riche ? demandai-je pour dissimuler que ma voix était émue.
- Oui, il a peut-être un million de francs de revenus. Ah, canaille, pourquoi n'en ai-je pas et j'ai encore dit plusieurs phrases dans le genre de cette dernière.
[Dans la marge:(J'ai vu lady Falkner)]
J'ai toujours peur qu'on ne commence à me taquiner pour cet homme, bien qu'il n'y ait pas de quoi, mais on a souvent peur des bêtises. Et, à cause de cette peur, j'ai l'air d'avoir quelque chose, quand je n'ai rien je vous assure. Je me demande pourquoi je me trouve incommodée quand on parle de cet homme, pourquoi je crains qu'on me taquinera ? Ce sont de pures bêtises qui prouvent que je suis encore une enfant. Cependant il n'est pas laid, aujourd'hui il produisit même de l'effet sur moi, c'est une vraie obélisque.
Ce matin je ne dormais pas et je n'étais pas encore éveillée, voyons... un mot pour exprimer cet état... eh bien ! j'étais au Pas-de-Calais, je pensais au duc et il m'inspira une telle terreur que mon cœur battit. Il me parut si terriblement méchant, (sa figure exprimait de la cruauté tout pur) que toute la journée je ne puis me défaire de ce sentiment. C'est drôle.
Toutes les fois que je suis couchée avec maman, elle me regarde et puis:
- Qu'est-ce qu'il adviendra de toi, ma petite; à qui échoiras-tu?
Toute la journée je ris, et je ris en ce moment même.