Jeudi, 14 mai 1874
# Jeudi, 14 mai 1874
Je me coiffe mal, je ne me sens pas à mon aise. Le diacre s'attache à nos pas pour toute la journée, heureusement que cet animal ne vient pas aux courses, nous ne le reprîmes qu'à sept heures pour le nourrir.
Je m'ennuyais aux courses, je ne connais personne, puis nous étions en landau et nous ne descendions pas. Dans un landau je suis chez moi, mais hier en fiacre c'était abominable.
Il n'y avait personne d'intéressant, c'est pitié à voir, les noms de ceux qui font courir, pas un lord anglais, et deux misérables comtes.
Le retour et la promenade aux Champs-Elysées étaient éblouissants. Je n'ai jamais été à Paris au printemps et par conséquent jamais vu ce que c'est que Paris.
[Marie a déchiré et enlevé le bas de la page, puis continué son journal au verso de la demi-page restante:]
Qui et quoi j'ai vu ? C'est impossible à dire, je pourrai plutôt dire que je n'ai pas vu, mais cela encore est impossible.
Quel enfer ! Quel mouvement ! Quel luxe ! Quelle grandeur ! Quelle richesse !!! Quel Paradis !
Mais une personne plus que les autres m'a remarquée et je l'ai remarquée aussi. C'est la chère, l'adorable, la sympathique, la belle Gioia; en la voyant j'ai rougi jusqu'aux oreilles, je la regardais à la dérobée, puis je souriais de côté. Nos voitures se suivaient de près pendant quelques minutes; Il me semblait que je voyais une amie, elle m'a reconnue et m'a regardée autant qu'elle l'a osé.
Un jour viendra où je la verrai, je lui parlerai ! ... J'oubliais que je n'ai pas encore rencontré Fedus. Je crains qu'il ne soit marié avec l'Obélisque. J'ai vu la duchesse de Mouchy, seule.
Blanche Boyd a épousé lord H. Paget; elle était avec sa sœur en une charmante voiture à postillons.
Mon Dieu ! Quelles voitures ! Quels attelages ! Quelles toilettes ! Le duc l'emporte !
Seulement les hommes sont peints. Ah ! il n'y a rien qui approche de l'ombre du duc, tout cela quelle misère, quelle saleté. En comparaison... mais ! quelles comparaisons, est-ce qu'on peut lui comparer quelqu'un. Près de l'Arc de Triomphe nous rencontrâmes la princesse Souvoroff qui a reconnu maman
et l'a tant saluée, que maman ira chez elle; la princesse a tant, tant prié maman de venir lui rendre visite à Paris; elle lui a prêté cent francs pour la forcer à venir.
Encore un que j'oubliais, Moreno ! Il faudrait le voir.
Je suis éblouie, étourdie, ravie... Et j'ai fait avouer à maman que vivre ailleurs qu'ici, c'est perdre son temps, son argent, sa figure, tout, tout ! Je croyais qu'il n'y avait que Bade mais je vois qu'il y a Paris et Bade. Comme je serais heureuse si je pouvais vivre toute l'année à Paris excepté trois mois, pendant lesquels je voyagerais !
Maman et tous voulaient se promener le soir, mais je voulus rentrer, je ne trouve aucun plaisir à rôder par les boulevards. De plus je voulais me retrouver avec le duc de Hamilton. Plus mon cœur est plein, plus j'ai à dire, plus j'ai envie de penser à lui; comme si je lui parlais. Et alors je suis soulagée, il me semble que j'ai partagé ma trop grande peine ou mon trop grand bonheur. C'est bête puisqu'il ne me comprend pas.
Ils devaient me laisser à l'hôtel et continuer leurs ramblings, mais au moment où nous touchions la porte, le diacre nous présente M. le prince Jacqua de Bikowsky, le tenant par le collet. Ce misérable petit fou est devenu presque idiot à force d'être fat. Il est divertissant, misérable, et cela fait de la peine de le voir. Quand on pense qu'il écrit sur ses cartes le prince Jacqua de Bikowsky !!
Il m'a empêché ma soirée. Cet être digne ou indigne de pitié a mangé ce qu'il avait, sa tante l'a mis à la porte et le voilà dépourvu de tout.
Miséréré !
Pourquoi dit-on que la femme qui aime trop le monde ne peut pas être une bonne femme, épouse ? Je crois tout le contraire, du moins pour moi. Car, plus j'irais dans le monde, plus je verrais de monde, plus je serais heureuse, gaie, éblouie; plus je voudrais me retrouver avec celui que j'aime, lui parler, lui dire ce que je pense ! Jamais il ne me quitterait, les amants suivent bien leurs maîtresses, pourquoi un mari ne suivrait-il pas sa femme ? Quand il l'aime [Rayé: sans doute] bien entendu.
Est-ce vrai que les titres de mari et de femme détruisent tout amour, toute poésie ? Non, je ne veux point croire cela, mon cœur est trop jeune pour le croire. Je crois que je ne penserai jamais autrement.