Mercredi, 13 mai 1874
# Mercredi, 13 mai 1874
Tout le monde est dans une humeur affreuse, chez Laferrière, où j'ai commandé une robe, je me serais jetée par la fenêtre si nous n'étions pas au rez-de-chaussée, tant on m'a exaspérée !
Jamais personne ne me remplacera Worth que je suis prête à pleurer.
Je ne sais pas ce qu'a maman, elle ★jette les hauts cris ★ et me rend furieusement folle par des paroles humiliantes et odieuses ! Voilà une manière de martyrisation bien juste et je crains bien calculée. Cela m'empoisonne tout le bonheur que j'ai d'être à Paris ! Cela me fait rager, pleurer, crier ! Cela me rend folle ! O mon Dieu ! mon Dieu !
Mais le pire c'est qu'elle hurle en se lamentant, il y a des moments où je crois qu'elle est folle.
Malgré toutes ces douleurs, tous ces hurlements, toutes ces paroles injurieuses je suis heureuse. On ne vit qu'à Paris.
Voilà mon raisonnement, ma conviction, ma résolution, après avec l'âge je deviendrai hypocrite, peut-être, et je dirai que c'est mal, que c'est lâche, que ce sont des idées d'une enfant, d'une folle, d'une imagination dépravée; mais maintenant je sais, grâce à Dieu, je sais encore dire la vérité et je la dis, la voilà.
Il me faut un hôtel à Paris, des chevaux, des voitures, des diamants, des robes, des réceptions ! Il faut que je sois recherchée, il faut que je sois dans le monde, il faut que j'y occupe une des premières places, que je brille dans le monde, qu'on m'adore, si ce n'est pas pour ma beauté qui n'existe pas, alors pour mon nom, mon argent, mes bals et que sais-je ? !!!
Voilà ce qu'il me faut, sans quoi je ne puis pas vivre. Lorsque je sors au Bois, au théâtre, dans la rue, partout c'est une torture ! Je vois des gens qui ont tout ce que je désire, tout ce que je demande à grands cris ! Ah ces gens ! Ils ne me comprendraient pas, celui qui n'a jamais eu faim ne sait pas ce que c'est '
Mais j'y songe, on peut dire que c'est mal de me mener à Paris, que Paris me perd ! Ce n'est pas vrai, j'avais toujours ces idées, depuis que je suis née. D'ailleurs devant qui me justifier ? De quoi? Je suis vaine, je suis ambitieuse ! [Rayé: je suis] Ce sont des défauts, pire encore. Mais ceux qui possèdent [Rayé; tout] ce que je désire ne sont pas vains et ambitieux, en étant contents de les posséder ?
A chaque instant je pleure (intérieurement) je souffre, j'envie !
Pourquoi ne suis-je pas riche !!!!!!!!!!!! Tous les points d'exclamation ne pourront jamais rendre ce que ces mots expriment de rage, de désespoir, de folie !
Si je gagnais deux cent mille roubles, avec les grosses [sommes], je serais peut-être heureuse. Cela fait sept cent mille francs, avec cela on peut vivre. Pour quatre cent mille francs on peut avoir un hôtel aux Champs-Elysées, deux cent cinquante mille francs pour le meubler; non en tout il me coûterait cinq cent mille francs, il me reste deux cent mille francs, j'achète des chevaux, des voitures pour cent mille francs, il me reste cent mille francs que je dépenserais en dix ans, dix mille francs chaque année, jusqu'à ce que je me marie, ou que je placerais à un pour cent. Non, je ferai autrement, je me serais mariée avant et puis j'aurais fait comme je dit.
Mais, hélas, je ne gagnerai pas, je ne prie pas assez Dieu, je ne le prie pas assez bien I Je me vantais qu'on pouvait faire tout ce qu'on veut, eh bien on ne le peut pas ! Là ! Dieu a été irrité de cette ★présomption*, il me punit, il m'a puni. Je crains que pas encore assez.
Il y a des hommes à Paris, c'est la remarque que j'ai faite il y a huit mois. Cela me fait plaisir, mais le jour que nous quittâmes Nice j'ai rêvé que je passais près de l'hôtel de d'Angleterre, tout à coup Dina me dit :
- Marie, regarde, regarde.
Je me tourne et je vois tout près en voiture le duc de Hamilton, mais si laid que le rêve ne produisit aucun effet.
Comme c'est étrange les rêves. Pourquoi donc, ne le vois-je jamais tel qu'il est, mais toujours avec une autre figure ou bien très laid ?
Ce soir nous allâmes au Vaudeville, "Les Ganaches". Je trouve cette pièce fort immorale; voilà la vraie dépravation et non pas 'La Fleur de thé", "La Belle Hélène" etc. Aimer le petit-fils d un domestique ! Voilà avec quelles idées on peut tourner la tête à des folles. Ce sont des pièces dangereuses, immorales et qu'on ne devrait pas faire voir à des jeunes filles.