Jeudi, 30 avril 1874
# Jeudi, 30 avril 1874
Une des cousines de Dina en passant est venue chez nous.
De quatre six heures les Howard sont chez nous, [Rayé: nous nous] je me promenai avec Hélène dans la grande allée et je lui demandai une explication. Sa mère avait dit à maman que j'ai dit à ses enfants que je n'attends que le moment où je pourrai jouer et que je joue déjà. Elle prétend n'avoir rien dit.
- - C'est bien, ma chère, n'en parlons plus, c'est le bon Dieu qui a dit.
Je lui dis aussi que c'est mal de renverser les paroles à sa façon et de les répéter exagérées et menteuses.
Nous nous quittâmes à merveille et dimanche nous allons chez eux. Ils partent mercredi. Voilà qu'aujourd'hui cette chère innocente Hélène voulut m'assurer que je me serre parce que j'ai une jolie taille.
- - Tu te serres, car avec ta grosseur...
- - Tu te trompes, ma chère, je ne me serre pas, mais j'ai une taille très mince.
Elle est faite comme une planche et pour cela elle me croit ou veut me croire une grosseur. Alors Lise:
- - Tu as une jolie taille, Marie.
- - Oui, on dit, répondis-je simplement.
Il fait frais, je suis contente, nous sortons; moi, Dina, la cousine et Georges.
A la place Masséna je vois un monsieur s'en aller vers la rue Masséna faisant des signes à un homme ou à un monsieur, plutôt à un homme qui s'en allait vers le café de la Victoire. Involontairement je regardais ce monsieur, grand, bien fait, parfaitement mis, brun, mais je ne voyais que son dos, (c'est la fatalité) [Rayé: sa figure seulement]. Lorsqu'il se retourna à moitié faisant un signe à l'homme qu'il venait de quitter, je vis une figure aux traits fins, des cheveux noirs, le menton et le cou gras et nobles.
Je le regardai, j'ouvris malgré moi de grands yeux:
- Dieu me pardonne ! Dina, mais c'est Carlo, Carlo, tu sais, oh Dina !..
Je ne pouvais pas dire Carlo Hamilton car il y avait des étrangers. Mais c'est bien Carlo Hamilton, il n'y a que lui qui a cette tournure d'Apollon, cette taille et cette tête petite [Rayé: mais] et belle. Il n'y a que lui pour avoir cette tournure divine qui me le ferait reconnaître partout, la tournure et la démarche du grand Hamilton. Il a plus de grâce que son divin frère parce qu'il est plus grand et plus mince, la maigreur qu'on pouvait lui reprocher a fait place à la véritable complexion qu'on doit avoir. Voilà un homme parfaitement fait et beau, comme il serait bien avec un costume Louis XV !
Il a engraissé et embelli ce cher Carlo, ce don Juan badois ! Qu'on dise que tous les hommes sont nés de la même manière ! Il y a une telle différence, mais une telle différence !
Je me souviens vaguement des grands-ducs Voldemar et Alexis, mais je me souviens assez pour savoir que ce sont deux hommes dans le genre Hamilton, deux hommes comme j'aime. Tous ces hommes sont faits autrement, leur démarche, leurs yeux, leur geste tout est grand et sublime, incomparable et [Rayé: propre à eux] n'appartient qu'à eux. Enfin ce sont les seuls qui me plaisent et que je considère hommes.
Quel admirable Carlo, enfin, pour dire combien il est admirable, je dirai qu'il rappelle son frère. Plus gracieux que le duc mais pas aussi bien que le duc, en vérité je n'ai gardé du duc que la face, j'ai presque oublié la taille je ne saurais donc dire s'il est plus ou moins gracieux que Carlo; en tout cas je puis apprécier ce que je vois et Carlo que je viens de voir serait certes un Buckingham si Hamilton ne valait pas mieux.
Comme on distingue cette race hamiltonienne, près de la Victoire, au mois de mai, à Nice, et moi pensant plutôt au Grand Turc qu au Hamilton, moi, je l'ai vu, un aveugle aurait vu un Hamilton.
Peut-être me semble-t-il aussi admirable après la canaille de Nice ? Mais non c'est qu'il l'est véritablement. Est-ce que la Sainte Famille viendra à Nice ? Je veux et je ne veux pas voir le duc, son frère me l'a rappelé... car le duc est mieux que son frère, ce qui n'empêche pas Carlo d'être à mon goût. C'est une bonne place que celle qui vient après le grand Hamilton.
[Dans la marge: (Voir à la fin absolument)]
Les cyprès ne sont plus. Et voilà toute la maison qui pleure.
A dîner Georges se permet de dire que c'est toujours mal quand une enfant de quatorze ans commande.
Je ne voulais pas un éclat devant la cousine de Dina, je me retirai donc tranquillement chez maman :
- - Vous me servirez en haut. Mais je n'avais pas encore monté trois marches que j'entendis Georges :
- - Elle est allée martyriser sa mère.
Cela me révolta au plus haut degré, j'ai avalé mille larmes.