Bashkirtseff

Mardi, 28 avril 1874

Orig

# Mardi, 28 avril 1874

Je sors du lit de maman, Mme Teplakoff est venue, on envoya chercher les Anitchkoff et je les entends tous rire aux dépens de Mlle Kolokolzoff, de Tichkevitch et du zéro. Lorsque je sortis avec ma tante nous allâmes à la Promenade et à 55. Lorsque nous fûmes devant la villa un spectacle affreux vint frapper nos regards étonnés. Les maçons travaillent et la terrasse croule. Ma tante en est toute éperdue et mille doutes agitent son esprit bouleversé, tantôt il lui semble que les arbres célestes sont le rempart de la citadelle et les défenseurs contre les regards funestes des passants, tantôt elle redoute les dryades qui font de ces arbres leur palais. Comme une louve pressée de tous côtés par des chasseurs et sentant le fer se plonger dans la gorge, elle promène ses yeux pleins de sang et cherche à sauver ses petits, telle ma tante à l'aspect de ces arbres lugubres, sent son cœur se gonfler de tristesse, elle promène des regards effrayés autour d'elle et sa voix est étouffée dans son gosier.

Mais d'un autre côté comme un lion des champs de la Libye, bondissant de rage et de courage, s'élance avec une noble ardeur sur une demi-brebis séparée de son troupeau. Le berger au son des chalumeaux se livre à la danse (plaisir innocent de la campagne) et oublie de compter son troupeau ne redoutant pas ô malheur ! les lions et les panthères féroces.

Ce lion, c'est moi. C'est sans doute un peu émouvant lorsqu'on détruit quelque chose, surtout les arbres. Sur moi cela produisit une impression désagréable que je surmonte à peine en me rassurant que ce n'est que pour le moment. J'ai un petit chien blanc comme feu Roulette. Il était à Lewita, j'ai dit à Paul que je voulais l'avoir et ce juif n'a pas osé le refuser disant à Paul que ce n'est pas à "votre sœur que je donne ce chien, mais à sa beauté". Paul assure d'un air mystérieux et véridique que ce drôle aurait des intentions, fi ! Je nomme ce chien M. Piccon, ce Piccon a prononcé un discours dans je ne sais quelle assemblée, qui disait que Nice doit se séparer de la France etc. etc. on le fit sortir et on l'obligea à donner sa démission. A Paris, à Lyon, à Marseille et à Nice on ne fait que parler de lui. Voilà pourquoi ex-Monte-Carlo, ex-Lewita se nomme Piccon, nom court et agréable pour un chien.

A 55 j'aurai deux grands saint-bernard ou Newfoundland. Athos et d'Artagnan; un caniche Fouquet, un bulldog, Colbert, une levrette La Vallière et un chien de rue Malicorne et un joli chien que je n'achèterai pas tout de suite, mais seulement lorsque j'en trouverai un joli, Madame.

Voilà quelle sera ma cour future.