Bashkirtseff

Mercredi, 15 avril 1874

Orig

# Mercredi, 15 avril 1874

Quelle journée de tiraillements, de larmes, d'ennuis, de gronderie I

J ai prié maman de ne pas aller à Gènes, mais d'aller samedi avec moi à Genève, y rester une semaine et demie puis nous rendre à Paris où nous resterions un mois et puis aller dans X ou Z, l'endroit que nous aurons choisi pour l'été, aller à Z et préparer un appartement et faire venir la famille et les chiens, cela serait à peu près en juin. Il faut que quelqu'un reste à Nice pour payer pour 55. Mon projet était et est magnifique et commode. Maman ne disait ni oui ni non, mais faisait son jeu de tiraillement et d'agacement. A la gare même j'ai prié qu'elle reste; on décide d'aller jusqu'à Vintimille et là décider pour le reste. Depuis Nice jusqu'à Vintimille on pleure, on se lamente, on se gronde. Puis diverses petites contrariétés, on a oublié les coussins de maman sans lesquels elle ne peut pas dormir, on a oublié de donner à Stiopa la soie noire pour la tante Sophie, etc. etc. etc. Mais vers la fin comme d'habitude, je devins le pivot de la conversation et la cause du mécontentement. Je fus forcée de me défendre vigoureusement à coups de dents et je finis moi aussi par pleurer.

Arrivés à Vintimille on ne sait pas ce qu'on fera. Pour m'éviter une querelle de deux semaines je supplie maman d'aller, mais cette fois c'est elle qui ne veut pas. Stiopa et Machenka partent, le train attendait maman et Dina qui étaient indécises, mais elles ne voulurent pas. Les Italiens sont obligeants. Même lorsque le train fût parti j'ai prié toujours qu'on aille. Georges télégraphia au chef du train pour remettre à M. Babanine. Mais maman ne veut pas, elle est irritée, ennuyée, se martyrise et moi aussi. Enfin nous retournons, moi, maman, Dina et Georges. Le principal chagrin pour maman fut Paul, il devait aller avec elle à Gênes car deux femmes ne peuvent pas voyager seules en Italie, mais au lieu de cela il s'échappe avec un je ne sais qui, Lewita, et comme nous quittions la gare de Monte-Carlo nous le vîmes montant la montagne vers le casino en fiacre avec ce Lewita. C'est triste à dire que ce malheureux garçon est complètement perdu. Il disparaît pendant des jours entiers, rentre à cinq heures du matin, passe son temps avec des hommes de trente ans, des actrices et même des cocottes, à quatorze ans ! Miséricorde ! C'est à montrer pour de l'argent. J'entrevois avec terreur la honte qu'il nous prépare par sa conduite, je ne parle pas de celle qu'il nous fait subir maintenant car on ne parle que de lui, et on accuse sa mère.

Je reste avec Dina le soir et je calcule combien il faut pour faire comme je veux.

- - Cinq mille francs seulement !

- - Manquer d'argent, quelle bassesse !

Un souci pareil ne devrait jamais m'occuper. De l'argent, il en faut et on doit en avoir.

J'espère que je n'en manquerai pas, si Dieu ne veut pas autrement.