Bashkirtseff

Dimanche, 12 avril 1874

Orig

# Dimanche, 12 avril 1874

J'ai dormi jusqu'à midi.

Comme c'est dommage qu'on n'observe aucune des coutumes. Aujourd'hui c'est Pâques, rien n'est changé, pas de cadeaux, pas d'amusements, rien. Cela détache de la famille et rend égoïste, dur.

Dans d'autres familles on fait des surprises les uns aux autres, cela conserve l'amitié, cela attendrit, cela rend bon. Chez nous rien de tout cela. On aurait dû inviter du monde, ou au moins des enfants; mais non, rien. On vit comme des chiens. Boire, manger assez mal, dormir n'importe comment, jurer et jouer à Monte-Carlo. Voilà leur caractère, voilà, voilà comment, voilà comment sur terre ils peuvent vivre contents. Sinon contents, alors paresseux et insouciants de se rendre contents, ils négligent le peu de connaissances que nous avons. Pardonne-moi, mon Dieu, d'être toujours mécontente, mais je suis mécontente de notre vie comme quelquefois de mes dessins, parce que je sens que je peux faire mieux.

Dès demain avec l'aide et sous le patronage de Dieu je commence à plaider pour notre départ avant le 18 courant. Je voudrais être à Genève pour le 21 de ce mois. Je ne veux pas porter les bijoux de maman, j'ai dans l'idée qu'ils me porteront malheur. Je ne veux pas que ma vie ressemble en rien à la sienne. Je ne veux rien d'à présent, je veux tout autrement, bien comme les ★rois et princes* (ce soir j'ai dit à papa que j'adore les rois et les princes, les ducs. Il dit que c'est lâche, je l'assurai que je les adore, car c'est la vérité, alors il se mit in furia et je me mis à le taquiner pour de bon. Cela produisit une scène et je m'en allai avec Machenka, qui se retenait pour ne pas rire. Nous restons assez longtemps chez moi, je lui attache à la jupe des ficelles de mon invention pour la faire aller parfaitement. Puis vient Dina. On rit où je suis, on a ri ce soir. Ensuite maman revient de Monte-Carlo.

Nous sortons, il pleut à verse, mais la mer est admirablement furieuse. Pour la mieux voir nous allons à enlève-chapeau où les vagues montent sur le chemin et l'écume à dix mètres au-dessus de la voiture. L'eau est transparente, verte, claire, vaporeuse comme chez Aïvazowsky. En ce moment je m'étais réconciliée avec Nice, tant cette mer enragée me parut stupéfiante et belle.

Je voudrais savoir qui est 28. Je ne veux pas dire qu'il m'amuse avant de savoir qui il est, peut-être il n'est rien.