Bashkirtseff

Lundi, 9 mars 1874

Orig

# Lundi, 9 mars 1874

J'ai fait un rêve étrange: j'entends que le duc de Hamilton est arrivé, mais comme je le savais encore en réalité je n'étais pas mortellement surprise, je me préparais à le voir quand tout à coup je l'aperçois dans une voiture assis sur le devant, à côté de lui une femme et sur les places d'honneur encore un homme comme lui et ma tante et encore quelqu'un des nôtres.

Je m'approchai de la voiture par derrière, il devait être vis-à-vis de moi; je n'aurais pas levé les yeux sur lui de peur d'être trop étourdie, mais je me force et je regarde. Je suis bien surprise de voir qu'il n'a plus la même figure, mais ressemble à un cocher qui m'est assez antipathique, autant que cocher peut l'être. Il a un nez très rouge et très gros, et, comme je regardais, ses cheveux devenaient plus foncés. Alors ma tante me dit (je ne la voyais pas): "Voici le duc de Hamilton qui a voulu absolument te présenter sa femme, comme à sa meilleure amie; il ne te connaissait pas, mais tu es son amie." En ce moment il me tendit sa main, une main grande, grasse, molle et rouge; je la touchai et elle était si molle que je le lui ai dit. Je pris alors un air dégagé: - Monsieur le duc, je vois, c'est Monsieur votre frère (montrant l'autre homme) et voici Mme la....- il dit oui. Ses cheveux devinrent noirs, il eut des favoris qui près des oreilles étaient gris, il était fort laid et j'étais contente, je me disais que je ne le regretterai pas.

Mais sa femme ! Une horreur de femme, tout en noir, chapeau triangulaire fermé, vieille robe et une figure, une figure ! un mélange de Hitchcock, de Mme Koulichoff et de la Gaugiran.

Mais elle est pire que Hitchcock ! me disais-je et ma tante disait la même chose.

Il avait un nez rouge et on me disait parce qu'il est un ivrogne.

Il me traitait en amie et je tenais sa main tellement molle, que j'examinais. Je n'y comprends rien.

Il y a un an j'ai rêvé que j'étais en voiture avec lui, la Gioia et deux enfants; le lendemain je le vis à la Promenade.

Aujourd'hui je rêve que je suis presque en voiture avec lui et sa femme. L'une et l'autre fois nous venions de la gare. Est-ce qu'il est vraiment arrivé. A la suite de ce rêve je suis inquiète toute la journée; je l'attends.

Pourquoi je ne le vois jamais en rêve avec sa véritable figure, pourquoi il se montre à moi toujours monstrueux et avec une autre figure que la sienne ?

Il pleut, il fait un temps comme j'aime; il pleut, et en même temps, on peut voir que dans peu il fera très beau. Je passais par la Promenade (waterproof, cheveux flottants, magnifiques, dorés, bien) [Rayé: attendant] pensant toujours le rencontrer. Il me semblait à chaque instant que le voilà qui vient. J'étais étourdie; papa était avec moi et me racontait des histoires que je n'entendais pas mais, pour ne pas le déconcerter, je disais de temps en temps: Ah vraiment ? - Après - Et puis. Et il allait m'expliquant et continuant.

La pluie cesse peu à peu, le soleil se montre adorablement. Nous prenons Machenka on ouvre la voiture et j'ôte le waterproof (beaucoup mieux). A la Promenade le monde paraît, comme j'aime, il fait humide, il tombe encore quelques gouttes de pluie, les voitures éclaboussent les piétons, on sort, on s'anime, on se réveille. Et pour compléter le tableau Wittgenstein et Lambertye paraissent à pied. Je montrai à Machenka l'objet du pari. Cette fois, je crois, il m'a vue.

En retournant je les vois encore une fois et par distraction je pris tout à fait l'air du comte, je baissai un peu la tête et je regardai avec indifférence. Je ne l'ai pas fait exprès, je le jure et lorsqu'il me regarda je m'aperçus que j'étais son miroir en ce moment. L'a-t-il vu ?

Je détournai imperceptiblement les yeux et je regardai papa.

Je crois qu'il n'a pas montré son charmant sourire.

A la maison on plaisante souvent sur Lambertye et toutes les fois je dis que je l'aime beaucoup, et en vérité je l'aime beaucoup. Il paraît si petit à côté du grand Wittgenstein que je ne puis jamais voir que le gilet de ce dernier lorsque je regarde si Lambertye rit, et comme cela ne dure pas une seconde je n'ai pas le temps de lever les yeux.

Je vais prendre un manchon mais au moment où on me le donne oh surprise ! oh étonnement ! Un fiacre s'arrête et Mlle Collignon est devant moi (on penserait que c'était...). Elle nous embrasse et nous rentrons. Je n'éprouve ni joie ni déplaisir en la voyant. J'étais un peu gênée, je ne savais pas de quel ton lui parler. [Rayé: Je m'arrange avec le burlesque ] Le burlesque me tire d'embarras. Je lui (ou nous lui) racontons toutes sortes de choses et nous la prenons pour voir notre villa. Elle est très aimable et très douce. Quels sont ses plans ????????????? Elle dîne avec nous et ne s'en va qu'à neuf heures et demie après avoir été auprès de maman qui est couchée à cette heure.

Je lui dis tous les changements opérés dans ma personne, je lui montrai ma chambre etc.

C'est drôle, quand elle partit il m'a paru qu'elle n'avait jamais existé et elle est arrivée il me semble qu'elle n'était jamais partie.

J'étais ce soir près de maman, nous parlions doucement lorsque tout à coup elle se mit à se fâcher. Elle prenait du thé et Saïd attendait pour emporter la tasse: Finis vite ton thé, pour qu'il emporte cette tasse. Alors maman jeta la tasse par terre avec grand bruit. Et se mit à critiquer toute ma personne, le regard, les épaules, les pieds, les manières, tout enfin. Vraiment elle fera tant par ces critiques que je ne saurai plus comment marcher, comment parler, comment regarder et que je paraîtrai très indécise et ridicule. Puis s'emportant: Des imbéciles, des imbéciles, et Lambertye, et tous des imbéciles !

Ce Lambertye placé ici m'a fait rire, mais j'avais la figure cachée.

J'ai ouvert "Le Derby" : Duc de Hamilton.