Bashkirtseff

Dimanche, 8 mars 1874

Orig

# Dimanche, 8 mars 1874

Maman etc. sont à Monaco

Ayant retardé pour l'église je vais faire un tour avec Dina. J'aime tant sortir le matin quand il n'y a que des gens propres. J'adore les violettes en ce moment et je porte un bouquet de ces fleurs toujours. Il y a trop de monde, tout Nice est dehors, mais peu de beau monde. Woerman m'a saluée et j'ai cru lui répondre, mais Dina assure que je n'ai pas salué. Tant mieux, les façons de ce fou ne me plaisent pas.

Le comte de Lambertye ne me regarde plus et tant mieux. Il y a deux jours encore il s'est tourné avec son sourire, aujourd'hui il eut l'air de ne pas me reconnaître. Je suis curieuse pourquoi. Mais je suis contente car il avait l'air de se moquer. Il alla chez Wittgenstein et il en sortit avec lui. Wittgenstein est beau; j'étais attrapée, je préparais la physionomie froide d'habitude pour souffrir les regards du petit et il ne m'a pas regardée. Je me sentais mal à l'aise.

Nous allâmes (robe brune, chapeau noir, bien ) nous placer à la musique; moi, Dina et Machenka. J'attendais Wittgenstein et Lambertye, mais tout à coup je vis passer, du côté où est le London House, Wittgenstein seul en fiacre, pas seul mais avec un magnifique chien. Lambertye passa à pied vers le landau de la Vigier.

Nous nous sommes trop promenées à la Promenade, nous allons chez Rumpelmayer, puis encore à la Promenade sous prétexte de chercher papa. Il y avait moins de monde, l'astre qui donne la lumière etc. brûlait moins et j'étais plus à mon aise.

Nous commençons à nous animer à propos d'un pari entre moi et Dina. Je lui offre deux mille francs pour s'approcher de Lambertye et lui dire: - Monsieur le comte, l'insistance affectueuse avec laquelle vous regardez ma cousine me fait pitié. J'ai bien l'honneur de vous saluer, Monsieur le comte.-

[Dans la marge. Cette phrase est empruntée au fou qui écrit des lettres aux parents de jeunes filles etc.]

Elle accepte, nous étions toutes les trois très exaltées. Mais jamais je n'ai cru qu'elle dirait une pareille chose.

Nous nous amusions jouant la comédie. Car personne ne croyait qu'elle dirait cette folie. Quant à moi pour une extravagance de ce genre je donnerais non seulement deux mille francs mais tout au monde. Je suis folle de ces folies, je serais la parieuse la plus enragée et la plus extravagante. Dina m'a fait rire sans fin. Nous rentrons et le même sujet est continué chez moi avec l'addition d'un pari, qu'elle irait offrir en pleine promenade un bonbon à Audiffret et donner un chapeau tube neuf au petit, à mon Charles, pour celui que je lui ai abîmé si cruellement. Pour ces deux derniers exploits je lui donnais quatre mille. Vers la fin du dîner elle refuse tout, comme je le pensais, disant qu'elle ne veut pas me prendre deux mille.

C'était une folie qui m'a amusée pendant quatre heures et c'est assez. Après dîner, je m'agenouille sur une chaise et le reste du corps, je [sic] place sur la table, c'est-à-dire que je me couche sur la table et mets ma tête sur mes bras. Dans cette position je reste jusqu'à dix heures du soir, avec Dina et Bête, parlant mariage. Bête disait beaucoup de bêtises d'Audiffret, de Lambertye. Je disais que j'aime beaucoup le vieux Galve et assez Lambertye, qu'ils me sont sympathiques, puis que Tichkevitch est très beau. Je commence à parler librement. Je dis mon opinion sur les hommes; c'est nouveau pour moi et ça m'amuse.

Bête dit que le duc est arrivé. Je sais qu'il devait venir, mais je ne savais pas qu'il était venu. D'ailleurs je crois que ce n'est pas vrai. Bête m'a fait rire en disant que si elle revient dans quatre ans elle ira à la Promenade et tout d'un coup elle voit une voiture, moi dedans et quelque chose de petit à côté de moi qui balance ses pieds de plaisir ! C'est Moussia ! non c'est la comtesse de Lambertye etc.

Si Hamilton viendra je souffrirai mille morts en le voyant avec elle dans les meilleurs bataclans.

Il est tard, j'ai tant à dire que je ne finirais que demain si je parlais de lui, d'elle.