Vendredi, 6 mars 1874
# Vendredi, 6 mars 1874
Voilà une journée de folie ! Dès dix heures je m'habille (robe brune, chapeau noir, nouvelle coiffure, bien ).
On me martyrise terriblement, à onze heures je voulais la voiture pour commander au London House tout ce qu'il faut pour ce déjeuner, j'attends jusqu'à midi. Alors je vais avec Paul, nous prenons un fiacre et avant tout nous allons chez les Filimonoff pour leur dire de venir, puis à 55. Maman et Stiopa préparent. Je déteste lorsqu'on fait les choses comme cela ! Au lieu de faire tout faire et préparer par des domestiques du London House car eux ils savent, c'est leur métier, on se livre aux occupations de la domesticité de Tcherniakovka. Pour comble de disgrâce, je renvoie mon fiacre pensant prendre Auguste, mais Dina etc. s'en vont et je dois les attendre. C'est plus que détestable de savoir que d'un moment à l'autre le monde va arriver et de voir que rien n'est prêt. La maison est toute vide, il n'y a qu'une table et deux douzaines de chaises.
Je chantais pour faire passer le temps, mais je n'avais plus de patience et je me mis à pleurer dans le coin nord-est du salon blanc. Ma tante vient en fiacre, je la prie d'aller avec moi (mon journal sera stupide car je suis fort inquiète, j'entends les gémissements de maman qui est je crois très malade, après ces fatigues.)
Nous volons au London House où je commande ce qui manquait.
Les Souvoroff et Galve déjeunent au jardin. A peine tout a été servi par les domestiques du London House qu'on commence à arriver.
Il y a à peu près quarante personnes en tout. A plusieurs il fallait montrer la maison et le jardin, de sorte que je montai une dizaine de fois jusqu'en haut. J'emmène les demoiselles, les deux Howard, Filimonoff, Dina, nous visitons tout. Je les amuse, je les fais parler, nous rions; enfin nous passons à l'écurie, partout en un mot.
Le Te Deum commence. Après le déjeuner est servi, qui est magnifique. Il est vrai que tout le monde n'a pas des places, nous les jeunes gens et Mme Potemkine la jeune, nous restons au salon blanc où nous sommes assez médiocrement servies. (Maman a une terrible attaque de nerfs, j'entends cela) le champagne coule à flots. Vers quatre heures et demie on part. Je garde Marie Filimonoff que je nommerai simplement Mania comme elle m'a priée. J'avais l'intention d'exhiber après déjeuner toute la société sur les terrasses, mais... En attendant je m'exhibe avec Mania et Paul; Emile qui a assisté à la première vente passe et nous regarde avec curiosité, comme s'il voulait savoir si nous avons acheté; il se tourne plusieurs fois, sûr que je suis chez moi.
Je m'amusais à regarder le pope et le sacristain qu'on promenait dans notre landau et qui chaque fois nous saluaient très humblement, fort satisfaits du mangé, du bu et du promené.
Je ne rentre plus dans la maison car les hommes seuls sont restés et [Rayé: se livr] font des libations fort prononcées. Je vais me promener avec Mania (j'entends maman, c'est affreux) que je ramène chez elle. Je crois que tout le monde a été satisfait.
Lorsque nous nous mettons à table à Baquis il est sept heures. J'ai très faim, n'ayant pas eu le temps de manger, la Tormosoff dîne. Stiopa a parlé de Solominka mal, comme elle le mérite d'ailleurs, car elle ne fait que nous calomnier pour toutes nos bontés, et sans que jamais nous ayons donné le moindre prétexte excepté de l'attention, de la bonté et de indulgence.
C'était vers la fin du dîner. Tormosoff a assez follement pris sa défense et sortit.
J'entends maman et je suis enragée contre moi pour l'avoir osé gronder pour ce déjeuner et toutes ces bêtises. Vraiment je suis d'une impatience et d'une intolérance impardonnables. Je ne puis m'entendre contrarier, la moindre différence d'accès me met hors de moi et je suis obligée ou de disputer ou de m'enfuir. Si j'étais reine je défendrais d'avoir une autre opinion que la mienne. Cela me rend impertinente et grossière avec maman que peut-être mes reproches accumulés depuis longtemps ont rendue malade. Car elle sent ce que je sens et souffre plus que moi et moi je lui reproche... Quoi ! Est-ce sa faute ! Dieu pardonnez-moi. Non, je demande trop souvent pardon, je dois le mériter. Mais je supplie la Sainte Vierge de me donner de la patience et me rendre moins irritable.