Samedi, 21 février 1874
# Samedi, 21 février 1874
Je suis mécontente de ma toilette (robe bleue et chapeau, pas mal), de ma figure, de tout. Cette robe ne m'a jamais enchantée et surtout maintenant qu'elle est dans sa deuxième jeunesse.
Je suis très mécontente, je réponds brusquement, presque avec méchanceté. Maman m'ennuyait assez, elle voudrait que je fusse ce que je ne suis pas; arrivées à la porte du jardin Masséna elle se mit à pleurer et s'en retourna. Mais nous entrons, il y a un monde fou. La princesse Souvoroff, sa fille et Mlle de Galve ont le plus beau pavillon découvert, c'est une tombola à un franc. Elles sont toutes les trois en robes rouges feu, les chapeaux et tout assorti. Ces robes sont simplement poétiques. En une heure elle vend sept mille billets, et en
aurait vendu encore autant s'il y en avait. Je ne sais pas pourquoi elle est si aimable pour nous tous, plusieurs fois elle entra en conversation avec ma tante. Toutes ces dames à côté d'elle sont des femmes de chambre. La foule est écrasante et Hélène prend mon bras mais le soleil brûle, la foule presse et en ce moment je vois Lambertye tout près de moi. J'étais très ennuyée de tout, mais lorsque je le vis je devins presque furieuse, je fis une grimace, comme on fait quand la lumière éblouit, je rougis, je voulus ouvrir l'ombrelle car le soleil était cuisant, mais je le put down et je tournai le dos au petit comte, puis je passai assez brusquement et je l'ai touché, je pense.
Nous nous sommes rapprochées encore du pavillon de la reine. Elle prit des fleurs chez les demoiselles qui étaient enfermées dans un pavillon couvert rose, mal fait, et ces demoiselles ! Voilà des laideronnes, de vilaines manières, des voix atroces, un langage terrible. C'était pénible à voir. Je pris le bras de Dina pour être plus libre et n'être pas obligée de suivre comme un chien, car ma tante ne sait pas marcher ensemble. Tout à coup le baron survient et se met à dire des balivernes de princes, princesses, duchesses, comtesses etc. etc. se plaignant combien il est occupé, combien il a à faire avec ces ventes, ces concerts pour les pauvres.
- Comme je vous plains, Monsieur !
- Non, vous badinez, vous ne me plaignez pas.
- Non, en vérité je vous plains très sérieusement.
Je tenais un bouquet que je venais d'acheter à la princesse Souvoroff, il m'en montra un aussi d'elle et me pria de changer, ce que je fis sans y penser.
Je ne comprends pas ce petit fou.
Je m'approche alors seule des demoiselles, de ces fleurs, moisies et fanées ou bien vulgaires et grossières. J'achète chez Denyson et chez les Durand, mais que vois-je ? Le comte de Lambertye est derrière ces fleurs, il s'y est glissé comme un serpent. Je voulais dire cet animal mais il ne mérite pas ce nom qui convient à un homme, grand, bien fait, élégant, comme Hamilton. Ce petit sourit toujours. Je ne le remarque pas, je suis forcée de rester une ou deux minutes près de ces fleurs, attendant Dina qui se cachait. Alors je vais la prendre, je lui prête cinq francs et elle va prendre un bouquet de Lucie Durand. Le petit est toujours là.
Après nous faisons plusieurs tours dans le jardin. Tout le
monde admire la princesse Souvoroff et comme une divinité.
Il y avait deux dames qui m'ont fait rire.
- Regardez-la, disait l'une (elles étaient derrière moi) montrant la petite de Galve.
- Comme elle est belle, c'est la princesse, mais qu'elle est belle, qu'elle est grande, superbe.
- Mais c'est sa nièce, dit l'autre.
- Ah vraiment ! elle n'est pas mal.
Vers quatre heures et demie le soleil a pris pitié de nous.
Cette Souvoroff est vraiment admirable. Elle est si simple, si bonne, si douce.
Ce qui l'embellit plus que tout au monde, c'est l'assurance, c'est le triomphe et l'admiration de tout le monde. Elle est satisfaite, elle est sûre, elle est fière, elle est brillante. Ajoutez à cela des toilettes divines.
Mais le malheureux Bec. Miséricorde ! Comme elle était misérable, disgracieuse et moujik avec sa robe de drap bleu-violet, couleur détestable. Je suis de mauvaise humeur, enfin c'est égal.
A la Promenade la première personne que nous rencontrons c'est inutile de le nommer. Il se promène seul, gravement et me regarde tout de suite. Je ne le vois pas.
Ce soir on donne "La jolie parfumeuse", je meurs d'envie d'aller la voir, nous tournons au Théâtre Français demander une loge. Encore le comte et cette fois me regarde avec une telle assurance et un petit sourire, comme s'il me connaissait. Je crois qu'il est fou. Je ne puis m'expliquer autrement ces manières. Car si je l'intéressais (ce que je n'admets pas, je ne me crois pas assez pour intéresser un chien. Je suis misérable) il aurait pu être présenté. Vraiment je pense qu'il est fou.
Pas une loge au théâtre, je suis désolée. Je joue à la roulette avec Paul. Je m'en vais me coucher à neuf heures, je prie Dieu avant tout. J'ai tant à Lui demander, je ne crois pas qu'il m'accordera ce que je demande.
[Rayé: Frappez]
Mais je demande toujours et j'espère.
Attendons, attendons encore, le premier jour de mon bonheur !..
J'ai décidé de ne plus aller chez Worth, mais chez Laferrière et Querteux. Worth est trop massif et sévère.
Je ne suis rien qu'une rêveuse insensible, sans avenir et pleine d'ambition, mais je vous etc.
J'oubliais de dire que mon filleul était là avec son papa. Toute cette famille d'Allemands me regarde avec fureur pour ce malheureux chapeau. Le cocher et domestique de sortie habillés en incroyables soie claire rayée (été, demi-campagne).
[Marie a barré les phrases inachevées suivantes:
prendre la
Si je rencontre le duc de Ha
Pendre un prou
je dois ana
une robe bleue et
Un réveil à
Jamais ne r
La Csse n'est pas
munition
Je suis assez
très grand dîner avec]
Avant de serrer ce livre j'ai un peu revu les anciens. Comme ça fait plaisir. Les fragments de journaux aussi...
Mes extases, mes opinions, mes idées. Le temps où je pensais au duc de Hamilton me semble incroyable, je crois qu'il n'a jamais été. Et Boreel me paraît un rêve, un conte, il m'a fait sourire, comme on sourit en voyant jouer un enfant et dire une ingénuité.
Jours fortunés de notre enfance, où nous disions papa ! maman ! Jours de bonheur et d'innocence, ah que vous êtes loin déjà. Ce qui est curieux c'est que ça veut dire moi d'alors, une enfant et je considère moi d'aujourd'hui, dans un an comme une enfant aussi et ainsi de suite. C'est tout de même bête.